• centraltransylvania.comLes Éditions du Canoë ne craignent pas le contraste ni le contre-courant. Après nous avoir fait découvrir les romans d’espionnage où Julian Semenov livrait une vision soviétique et néanmoins subtile du monde (voir ici), la maison publie cette année l’ultime roman, écrit en français et inédit jusqu’ici, de Virgil Gheorghiu.

     

    Virgil Gheorghiu. Rappelons l’essentiel. Né en 1916, mort en 1992, moldave, fils de pope, pope lui-même sur le tard, l’homme fuit la Roumanie quand les Soviétiques y pénètrent à la fin de la guerre. Il arrive en France en 1948, y publie un an plus tard La 25e Heure, succès mondial adapté au cinéma par Henri Verneuil en 1967. De nombreux autres livres suivront. Entre-temps, on aura découvert le problème Gheorghiu. Pendant la dictature d’Antonescu, l’écrivain s’était fait nommer diplomate à Zagreb afin de préserver sa femme, juive, de l’antisémitisme du régime roumain allié d’Hitler. Mais, auparavant, correspondant de guerre sur le front de l’Est, il avait écrit que « la peine de mort [était] un châtiment clément » pour les juifs accusés par le même régime d’avoir dévasté certaines villes de la Bessarabie alors occupée par l’URSS – « De temps à autre, les youpins jettent des regards furtifs et chargés de joie diabolique sur la ville brûlée »…

     

    Nostalgie

     

    Bref, un personnage ambigu. Et son dernier roman est ambigu aussi. Sur le fond, il est clairement et littéralement réactionnaire. On est dans une Roumanie dont le narrateur ne cherche pas à nier qu’elle sort d’un livre d’images : dans la plaine, « les prairies vertes sont comme les pages d’un album » ; les cours d’eau « brillent comme des écharpes d’argent sur la poitrine verte de la montagne ». On est au XXe siècle, mais quand, exactement ? Il y a un roi, cependant le vrai pouvoir est dans les mains d’une caste de boyards hérités de l’occupation ottomane : « Le gouvernement et le peuple roumains ont été et sont toujours en guerre. Les gouvernants se maintiennent à leur poste grâce à la protection des puissances étrangères. Hier, c’étaient les Turcs. Aujourd’hui, ce sont les puissances occidentales »… en attendant l’arrivée des « conquérants venus de l’Est », annoncée dans l’Épilogue.

     

    Comme l’indique dans sa préface Thierry Gillybœuf, lequel a beaucoup fait pour réhabiliter Gheorghiu, le roman met en scène métaphoriquement « un Occident qui aura (…) bradé la liberté » du peuple roumain. La caste dominante y réprime avant tout ceux qui refusent de passer du calendrier julien au calendrier grégorien, qu’on veut leur imposer au nom de la modernité. Métaphore, toujours… Tout est ici imprégné de la nostalgie d’un passé mythique, rural, bucolique, national et pieux.

     

    Frénésie

     

    Cependant tout est aussi placé sous le signe de la révolte. Les héros sont des haïdouks, ces bandits d’honneur chantés par Panaït Istrati (1), qui combattent et ridiculisent les puissants. Leur chef s’appelle Novalis, « il ressemble comme deux gouttes d’eau au plus célèbre acteur américain qui joue dans les films d’aventures et dans les westerns d’Hollywood ». Face à lui, le général Dracopol, dont le nom signale assez la vilenie.

     

    Et Dracula, justement, dans tout ça ? Comme il se doit, il est partout et nulle part. Tout commence par l’arrivée en Roumanie d’un certain Baldwin Brendan, irlandais, roux, et pourvu d’une bourse de l’université de Chicago destinée à lui permettre de se consacrer à l’étude du fameux vampire. Ses interlocuteurs roumains s’esclaffent devant ce qu’ils considèrent comme des superstitions ridicules. N’empêche que Dracula est bien là : Dracopol et ses acolytes sont comme lui des buveurs de sang ; mais Novalis et ses amis, omniprésents, surgissant toujours d’on ne sait où pour tout arranger, lui ressemblent un peu aussi ; sans parler des morts qui, à la fin du roman, reviennent de l’au-delà pour aider « les pauvres vivants » avant de retourner « à l’aube dans leurs tombes. Comme les vampires. Comme Dracula ».

     

    Tout le récit est une longue variation sur la légende et son sombre héros. Mais si la fin glisse dans le fantastique, l’ensemble est indéniablement romanesque. Résumer l’intrigue, avec ses innombrables personnages et ses rebondissements incessants, nous mènerait bien loin. D’ailleurs, de fréquentes récapitulations, assurées par divers locuteurs, jalonnent le texte. Celui-ci démarre lentement, semé de dialogues interminables remplis de longs discours où l’Histoire se mêle à l’ethnographie, voire à la théologie. Accrochons-nous. L’accélération viendra, progressive, révélant des jalons astucieusement disséminés. Le début était une vraie et une fausse piste, le véritable héros n’était pas l’Irlandais chasseur de vampire mais un jeune et brillant artificier nommé Decebal. D’explosion en feu d’artifice le récit prend un cours frénétique, entre épopée, conte populaire et cinéma d’action. La rapidité et l’humour sont avant tout le fait du style. Phrases courtes, juxtaposition, point de vue omniscient assumé, fausse transparence sont peut-être dus en partie à l’usage du français par un auteur non francophone. Quoi qu’il en soit, il n’y a pas de doute : testament peut-être, profession de foi à coup sûr, le dernier roman de l’auteur roumain est d’abord un roman.

     

    P. A.

     

    (1) Présentation des haïdouks, 1925, trouvable aujourd’hui aux éditions L’Échappée

     

    Illustration : le château de Bran, en Transylvanie, dit improprement "château de Dracula"

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  • www.herboristerie-yannickbohbot.frRumjana Zacharieva est née en Bulgarie, où elle a vécu jusqu’à la fin des années 1960. Installée ensuite en Allemagne, elle y a écrit des pièces, des poèmes, des romans… ce livre, paru en 1993, et publié aujourd’hui seulement en français. Entre-temps il a été édité en Bulgarie, dans une traduction par l’auteure de son propre texte allemand.

     

    Telle est l’histoire compliquée d’un texte simple. Son sujet ? L’enfance et rien d’autre. Pas de critique du socialisme tel qu’on le concevait de l’autre côté du rideau de fer. Pas de tragédie collective ou familiale, pas ou presque de panorama historique. La narratrice prend parfois très brièvement la parole, pour replonger aussitôt dans ses souvenirs et redevenir personnage : « Je suis assise – autrefois – dans l’"autre chambre" (…). Je suis assise – aujourd’hui – à ma table de travail, et j’oublie où je suis et ce que je fais ». Dans ce passé ressuscité, que retrouve-t-elle ? Un perpétuel été. Un village écrasé de chaleur, une vieille maison, la campagne alentour… Un prodigieux réservoir de sensations : odeurs (« huile de tournesol chaude, sarriette (…) ; parfum de fruits séchés (…) ; parfum de chaussettes en laine et de fleurs de tilleul ») ; saveurs (« massepain…, pommes (…) farineuses et embaumant toute la pièce, bretzels… ») ; couleurs (« Le ciel semble un champ bleu-violet couvert de meules de foin qu’un colosse viendrait juste de faucher »)…

     

    « Mourir pour la liberté »

     

    Au cœur de cette saison enchantée, il y a une grand-mère, la « Maminka » du titre allemand (1) et la seconde héroïne du récit. Mila passe ses vacances chez ses grands-parents, elle semble même vivre auprès d’eux en permanence, entre son « Diado », « vieux salaud de koulak » irascible, porté sur l’alcool de prune et détestant « les Rouges », et sa « Maminka » adorée, qui n’a rien contre eux. Car le socialisme réel est quand même bien là, évidemment. Mais pas de surveillance, de police politique ou de geôle. La vie quotidienne vue par une fillette heureuse et perplexe, qui se demande où se passe la guerre froide, constate sans émoi qu’on fait la queue « pour des élastiques à confiture, dont une charretée [vient] d’arriver la veille », et apprend avec étonnement que ses parents, qui viennent la voir régulièrement depuis la ville, ne jouissent pas de « privilèges » (« J’essaie de me rappeler où j’ai déjà entendu ce mot »).

     

    Certes, il y a les lectures imposées, et les « sept kilos de camomille » dont il faudra à la fin des vacances prouver la cueillette si l’on veut obtenir ses manuels scolaires. Ça n’empêche pourtant pas notre amie de souhaiter « mourir pour la liberté » comme Zoïa Kosmodémianskaïa, la jeune partisane soviétique assassinée par les nazis.

     

    On est toujours avec Mila. Oh, ce n’est pas une petite fille modèle : sa « mauvaise conscience » lui fait souvent des reproches – notamment quand, le soir, seule dans sa chambre, elle lit Toi et moi, ouvrage dans lequel elle espère tout apprendre de la sexualité. Mais les choses sont dites en toute fraîcheur et par une enfant. Puisque le dindon a « des grelots », pourquoi ne les fait-il pas « sonner » ? Si le grand-père « est un capitaliste » comme certains le prétendent, un capitaliste est donc « un homme qui [boit], [bat] sa femme et n’[a] jamais d’argent »…

     

    Devenir écrivaine

     

    L’été de la camomille, Mila a douze ans. « Mais chaque été était un été de la camomille », précise l’adulte. L’histoire a beau être simple, la temporalité est complexe et subtile. L’été de ses douze ans, qui est aussi le dernier qu’elle passe à la campagne chez son aïeule, Mila, prise d’étranges maux de ventre, devra faire un court séjour à l’hôpital. Placée « hors du temps », au lit, « sans lire, sans bouger », elle découvre « des questions qui ne [l’] avaient jamais préoccupée auparavant ». Elle a aussi ses premières règles. Cependant ce roman d’éducation est un roman-mosaïque : à l’été charnière qui en constitue le fil conducteur viennent s’agréger beaucoup d’autres étés et quelques hivers ; aux modestes aventures de Mila, expéditions nocturnes et exploration de maisons vides, s’ajoutent les souvenirs du père, de la grand-mère… Plusieurs générations prennent la parole et font surgir différentes couches de l’histoire de la Bulgarie, du « joug ottoman » à la monarchie, puis à « l’amitié de Hitler », et, enfin, à « la fraternité de Diado Ivan », incarnation de l’URSS.

     

    À tout cela se mêlent toujours les rêveries de Mila : ses fantasmes de jeune pionnière s’imaginant tenir tête héroïquement aux fascistes, mais aussi, de plus en plus souvent, les moments où, tandis qu’elle écoute les adultes, « la frontière entre [elle] et l’histoire » qu’ils racontent « se brouille » et où elle « ne fai[t] plus la différence » entre elle et son père à cinq ans ou sa grand-mère à douze. Elle nous avait bien dit, en passant, qu’elle rédigeait quelquefois des poèmes. « Je deviendrai écrivaine ». Elle le savait déjà.

     

    P. A.

     

    (1) Maminkas Sommerküche

     

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  • https://www.lexpress.frLe titre, calamiteux de grandiloquence, est inspiré d’une phrase qui se justifie mieux dans son contexte. Elle figure dans la troisième partie de ce qu’on nous annonce comme un « triptyque romanesque », plus sobrement intitulé en anglais Life Sentences.

     

    Ce silence tenant lieu de prière est celui qui conclut l’enterrement clandestin d’un enfant mort à la naissance avant d’avoir été baptisé. Son père et son grand-père creusent nuitamment une fosse dans le cimetière du village et l’y ensevelissent, mettant le point final à un récit qui commençait par un autre enterrement, et dont la construction d’ensemble est indéniablement la plus grande force.

     

    Ballade irlandaise

     

    Trois monologues. En 1920, Jer pleure la mort de sa sœur, causée, estime-t-il, par le comportement de son ivrogne de mari. Jer est capable de violence : pour éviter qu’il s’en prenne à son beau-frère, les gendarmes lui font passer en cellule la nuit précédant les obsèques. « Quelques heures en prison ne me traumatiseront pas », dit-il, « mais je n’aimerais pas que ça dure trop longtemps, car ainsi emprisonné je n’ai rien d’autre à faire que penser ». Dans une obscurité qui « rend les choses trop claires », notre homme pense. À ce qu’il a vu du côté de la Somme pendant la récente guerre, à sa sœur morte, à leur enfance, passée à « l’asile des pauvres » avec leur mère.

     

    1911 : celle-ci, Nancy, se rappelle certains événements advenus dans les années 1870. À dix-neuf ans, prématurément flétrie par « des années de malnutrition » même si « les pires moments de la famine étaient déjà passés », elle a quitté son île natale de Clear pour aller travailler à Cork comme domestique. C’est là que le beau Michael l’a séduite, puis abandonnée une fois enceinte. Pour survivre et nourrir l’enfant elle a dû se prostituer à l’occasion, c’est ainsi qu’elle a croisé à nouveau le chemin de son ancien amant. Nouvelle grossesse, qui l’a envoyée à l’asile où grandiront Jer et sa sœur.

     

    1982 : Nellie, fille de Jer, soixante-quatre ans mais proche de sa fin, se rappelle la mort de son premier enfant, sans doute advenue dans les années 1940, et son inhumation nocturne. Ce finale funèbre constitue sans doute la meilleure partie du livre, dont il révèle et rassemble tous les fils – échos, reprises, contrepoints qui font de cette histoire à trois voix une ballade en forme de lamentation pour veillée irlandaise du temps jadis. Dans l’espace ainsi dessiné, vivants et morts se mêlent comme dans « l’étrange somnolence » de Nellie, où « le murmure de la radio » et « les mouvements dans la maison » coexistent avec « des souvenirs, des visages » actuels ou disparus. Mise en abyme d’un livre lui-même analogon d’une mémoire familiale. Et c’est de la famille de l’auteur qu’il s’agit, précise la quatrième de couverture, dans l’idée, sans doute, de conférer une valeur supplémentaire à ce qui se voit ainsi élevé au statut enviable d’histoire vraie.

     

    Limbes

     

    « Des personnages en quête de rédemption », ajoute l’éditeur… Il est vrai qu’un poteau indicateur, qui revient à plusieurs reprises dans le récit « comme le mât d’un navire surgissant à l’horizon », semble « promet[tre] une sorte de salut ». Mais les héros ne cessent de proclamer leur refus de toute « absolution » et de pester contre les curés, ce qui est du reste assez étrange étant donné le lieu et l’époque. Il y a pourtant encore plus étonnant dans un livre venu d’Irlande : on a beau nous promettre « trois moments charnière de l’histoire » du pays, pas un mot, dans le texte, de la guerre d’indépendance, de la guerre civile, des convulsions qui ont accompagné la naissance de la république au XXe siècle.

     

    Pas d’autre monde, et pas davantage d’avenir en marche ou d’action collective. On est dans un univers unidimensionnel, fondamentalement nocturne, où les créatures inquiétantes des légendes celtiques ne sont jamais loin. Jer, dans son enfance, « aim[ait] écouter le vent », auquel il prêtait « une identité semblable à la [s]ienne mais plus âgée » ; dans l’ancien asile des pauvres, « la nuit doit toujours résonner du battement (…) de tous les pleurs ensevelis » ; lors de l’enterrement de l’enfant, les personnages présents ont « tous l’impression d’être pris dans les limbes »…

     

    Ces limbes sans salut sont le monde des pauvres, dominé par les nécessités de la survie et par « la honte ». Elles sont à peine compensées par l’amour qui habite à peu près tout le monde, pères, mères, sœurs, frères, enfants… Est-ce cette débauche d’affectivité qui indispose ? On a soi-même presque honte de l’avouer : on s’ennuie un peu, tant la tonalité, constante jusqu’à l’obsession, rend tout prévisible. Une telle uniformité est un choix possible mais dangereux. D’autres écrivains irlandais, telle Edna O’Brien, citée dans le prière-d’insérer, ont su, pour dire le destin d’un peuple réputé pour sa créativité et sa fantaisie, trouver des accents où l’humour, fût-il grinçant, se mêlait au tragique. Celui-ci n’en prenait que plus de relief. Tandis qu’à enfoncer toujours le seul et unique clou du malheur…

     

    P. A.

     

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  • laregledujeu.orgQui est Alex ? On ne saura jamais tout d’elle. Elle n’aura jamais de nom de famille, ni de famille, d’ailleurs, ou de région d’origine d’où elle serait venue s’installer à New York. Les premières pages du roman distillent cependant des indices quant à sa manière d’y vivre et d’y subvenir à ses besoins : elle va dans des restaurants ou se rend à des fêtes « avec les hommes » ; occasionnellement, l’un d’eux, « la tête posée sur le genou d’Alex, lèch[e] la drogue sur ses doigts » ; elle a été mise à la porte par ses colocataires, et un certain Dom, avec qui « moins on en sait, mieux c’[est] », a des raisons de lui en vouloir. Heureusement, un soir, dans un bar, elle a fait la connaissance de Simon, qui l’a invitée à passer l’été avec lui dans sa grande maison de Long Island. Elle a sauté sur l’occasion de « [se faire] disparaître ».

     

    Au pays des piscines

     

    Alex a parfois l’impression « d’être un fantôme », voire la certitude « qu’elle n’exist[e] pas ». Comment s’en étonner, quand elle consacre toute son énergie à se couler dans la vie et dans le désir des autres ? Mieux vaut « donner aux gens ce qu’ils [veulent] », et, pour cela, mettre au service de son propre égocentrisme intégral une attention aiguë à autrui. Alex sait repérer, dans un visage affable, la crispation de mâchoire révélatrice ; elle sait que « la plupart des gens n’éprouv[ent] pas ce qu’ils [sont] censés éprouver », et que les mots ne sont « qu’un simulacre de sens, pas le sens lui-même ».

     

    Emma Cline, jeune écrivaine américaine auteure déjà de plusieurs livres, publiés en français chez le même éditeur, compose avec cette Invitée un troublant roman du regard. Du début à la fin, on partage le point de vue d’une héroïne qui se consacre en permanence à l’observation des corps et des choses. Car on est chez les riches, ceux qui, forts de « la certitude que le monde se montrer[a] généreux envers [eux] », vont de fête en fête, d’une demeure luxueuse à l’autre. Alex est consciente de représenter « une sorte de meuble social inerte (…) aux dimensions et aux formes d’une jeune femme » parmi ces gens qui poursuivent autour d’elle leurs conversations creuses (« Notre art a besoin de davantage de technologie et notre technologie a besoin de davantage d’art »). Pourtant tout ici est plus métaphysique que social. On évolue quelque part entre Hockney et Cremonini, et si les piscines, « poches de bleu et de vert qui flott[ent] dans l’obscurité » du paysage nocturne, sont omniprésentes, si Alex nous apparaît dès la première page dans les vagues de l’océan, c’est que le récit tisse progressivement des rapports complexes et subtils entre surface et profondeur.

     

    Éraflure

     

    Alex, travaillant elle-même à être pure apparence dans l’univers où elle se trouve plongée, distingue au-delà des stéréotypes et des conventions la puissance de l’argent et les relations de pouvoir qui constituent le vrai fond des êtres. Mais ce genre de double jeu n’est pas sans risque. Il est difficile de s’astreindre au « filtrage permanent de tout ce que vous ressentez », de sans cesse « assimiler les faits et les mettre de côté ». Et notre amie est trop profondément fragile pour que sa volonté de maîtrise tant d’elle-même que des autres ne finisse pas par être prise en défaut.

     

    Un coup d’ongle dans un tableau abstrait de grande valeur (« Ça n’avait pas été un geste conscient »), une éraflure, sont le signe métaphorique de son besoin obscur de « tout gâcher ». Alex ne cesse de faire ce qu’il ne faut pas. Elle est expulsée par Simon comme elle l’avait été par ses colocs. Parviendra-t-elle à rentrer en grâce lors de la grande fête que son ancien protecteur organise, comme tous les ans, pour le Labor Day ? Six jours la séparent de cet événement, pendant lesquels elle va tenter de faire ce qu’elle a toujours fait : se glisser dans d’autres existences à l’abri desquelles vivre la sienne en attendant.

     

    Ce seront six jours d’errance entre plages, parkings et domaines entourés de haies, du logement de service d’un intendant amateur de coke à la chambre d’une jeune fille un peu paumée puis à la maison vide où l’emmène le fils adolescent d’un réalisateur de cinéma. Errance hallucinée dans un monde glacé malgré le soleil permanent. À travers le retour obsessionnel des situations et des gestes se dessine une étonnante montée de la tension, jusqu’à une fin inattendue et spécialement angoissante. Sans un mot de sociologie, Emma Cline a brossé pour nous un tableau saisissant du vide contemporain.

     

    P. A.

     

    Illustration : Leonardo Cremonini, Les Écrans du soleil, 1967-1968

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  • jardinsdeverone.comComment s’étonner que son grand sujet soit l’exil ? En 1979, à vingt-deux ans, Horacio Castellanos Moya a quitté le Salvador pour ne pratiquement plus y retourner, et vivre dans différents autres pays tout en écrivant et publiant des romans, dont huit sont déjà parus en français chez le même éditeur.

     

    Son héros a avec lui quelques points communs : la scolarité chez les maristes à San Salvador, la pratique occasionnelle du journalisme… Quand nous faisons la connaissance de cet Ernesto de cinquante et un ans, il est déjà en Suède et il vit avec Josefin. Tous deux se sont rencontrés dans le Wisconsin, où notre homme était chargé de cours dans un college. Mais il a été faussement accusé d’abus sexuels par une jeune Guatémaltèque qui cherchait à le faire chanter avec l’aide de son bandit de frère. Ernesto a beau avoir été innocenté, impossible désormais d’enseigner aux États-Unis. Sans compter l’état psychique dans lequel cette aventure l’a plongé. C’est pendant son séjour à l’hôpital qu’il fait la connaissance de Josefin, une infirmière suédoise en stage. Une liaison se noue. Elle lui propose de la suivre à Stockholm.

     

    Hors de soi

     

    La maladie d’Ernesto, désormais, « c’est l’oisiveté, la peur et la fainéantise de celui qui a perdu la boussole ». Après la frénésie sexuelle des débuts, la relation avec Josefin tend au calme plat. Ernesto vivote de traductions sur Internet, va, vient, attend Josefin. Elle assume la plus grande partie des frais, il lui prépare des petits plats. De temps en temps, il va boire (très prudemment) un verre avec d’autres Sud-Américains. Koki a été chassé du Salvador, comme Jairo de Colombie, par les maras. On apprendra, en passant, que le père d’Ernesto lui-même est mort assassiné. Les références à l’ancienne patrie se réduisent pratiquement à cela (plus quelques souvenirs érotiques). Pas d’horreur enfouie, de secret inavoué laissé derrière soi : les raisons socio-historiques de l’exil sont si bien estompées qu’il en devient un pur aspect de la condition humaine.

     

    Être exilé, c’est être loin de chez soi, évidemment, et notre héros observe avec méfiance la société suédoise avec ses « femmes politiquement correctes ». Seulement, chez soi, où est-ce ? Être exilé, en réalité, c’est être loin de soi. Depuis sa mésaventure états-unienne et l’effondrement qui a suivi, Ernesto prend quotidiennement une « pilule miraculeuse ». Plus ou moins… La « paroxétine » ne tient que difficilement à distance les fantasmes, les excès de la libido (laquelle, lors de la rencontre avec Josefin, a su « ressort[ir] avec joie et enthousiasme du coin de son cerveau où elle était cachée »), les pensées parasites auxquelles il faut « faire la chasse pour essayer de les arrêter ». « Comme si », ajoute le narrateur, « à l’intérieur de sa tête il y avait un gros rat rapide et un petit chat trébuchant au ralenti derrière lui »… Ce n’est pas un hasard si notre ami a entrepris une étude sur le (réel) poète salvadorien Roque Dalton, assassiné en 1975 par ses camarades de lutte, qui le soupçonnaient d’être un agent de la CIA. La paranoïa guette sans cesse : Ernesto évite les sites porno car « il a trop peur de tomber dans un piège » ; il a soupçonné un temps Josefin d’être « une indic chargée de le faire parler » ; il se méfie de tout comme de lui-même.

     

    Se perdre

     

    Il a souvent « l’envie (…) de ne pas être là où il est, de ne pas être celui qu’il est ». Mais qui est-il ? Où est son véritable moi ? Quand, dans des circonstances que nous ne révélerons pas, il renonce d’un coup à l’abstinence, il croit avoir « retrouvé une partie de son être antérieur ». Pourtant l’alcool libère la partie de lui qui le précipite vers la catastrophe. D’où viennent l’attrait et le caractère intensément romanesque du sujet : un homme se perd ?... Le livre de Castellanos Moya invite, comme ceux de Drieu La Rochelle et de quelques autres, à se poser cette question. Après un début où alternent aperçus du quotidien suédois et retours en arrière, le récit obéit, à mesure que le héros accumule les transgressions, se fermant ainsi toutes les issues, à un resserrement progressif, et redoutablement efficace sur le plan dramatique, du temps et de l’espace. Espace de la ville réduite à des lieux anonymes et désincarnés, cafés, rues et places arpentées comme un labyrinthe intérieur. L’écrivain salvadorien n’hésite pas à pousser jusqu’à l’humour absurde (et noir) ces vagabondages hallucinés, les sautes d’humeur de son personnage, ses rêveries érotiques dignes d’un adolescent, les scénarios ténébreux qu’il élabore.

     

    On pense, pour cet humour glacé et pour la précision distante du style, à Bove, et en particulier à son Armand : un vagabond, là aussi, une femme providentielle, un homme qui fait tout pour organiser son propre échec, la rupture, le retour à sa condition de départ. Ernesto est un Armand plus actuel, plus moderne : c’est  l’Histoire qui l’a arraché à lui-même, révélant ainsi ce qui constitue son être essentiel – et peut-être le nôtre.

     

    P. A.

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