• www.elle.frEn apparence, on ne peut pas faire plus simple. Le titre anglais, déjà, annonce bien une volonté d’épure : Lean Fall Stand, sans virgules, ce qui correspond aux titres juxtaposés des trois parties – en français Penché, Tombé et Debout.

     

    Aventure extrême

     

    La simplicité, on la trouve d’abord dans le dépouillement absolu des paysages qui forment l’arrière-plan de la première de ces parties avant de s’en révéler les acteurs essentiels. « Glaciers, crêtes, icebergs, éboulis (…), formes ciselées par le vent », panoramas immuables du Grand Nord. Ou plutôt du Grand Sud. Robert est un vétéran de l’Antarctique, où, depuis des années, il part régulièrement en mission, loin de sa femme Anna et de leurs enfants. Les retours sont parfois difficiles : « Après des mois sur la banquise à mener une vie rudimentaire, à ne penser qu’au travail et à la bonne pratique (…), sans distractions, sans bruits indésirables, sans personnes inconnues. Après cela, rentrer chez soi était un choc pour l’organisme. Tout était si sale et si chaotique. Encombré ».

     

    Voilà notre homme reparti une fois de plus, avec deux débutants plus jeunes. À « la station K », ils devront « mettre à jour une partie du travail de cartographie que l’on effectu[e] depuis près de quatre décennies sur cette étendue de la péninsule ». Et maintenir les lieux en l’état, une tâche en soi, qui leur laisse quand même de longues soirées pour jouer aux charades. Alors que les trois compagnons se trouvent à l’extérieur et sont à une certaine distance les uns des autres, une tempête éclate. Chacun est perdu de son côté dans le brouillard blanc. Robert, de retour à la base, mais frappé par une attaque et atteint d’aphasie, n’appelle pas les secours comme il aurait dû le faire. L’un de ses coéquipiers mourra. Quant à lui, il est ramené en Grande-Bretagne, où Anna doit prendre soin de lui. Les parties 2 et 3 racontent son difficile travail de rééducation, dont l’étape décisive sera sa participation à un « groupe de soutien » dans le cadre duquel, entre gestes et bribes de phrases, il racontera ce qu’il a vécu, le revivra, et pourra enfin le surmonter.

     

    Les mots et les choses

     

    Cette construction sans méandres pourrait laisser tout craindre : à l’accident succède la reconstruction, au roman d’aventures le récit de résilience… Mais ramener les choses à un schéma si tristement dans l’air du temps serait les réduire, et fausser profondément le sens d’un curieux objet littéraire. Car qui dit reconstruction pense, en général, psychologie. Or, contrairement à ce que prétend le prière-d’insérer, rien de moins psychologique que ce roman. La narration y est à l’image des décors antarctiques, dans lesquels, « sans arbres, ni fleuves, ni constructions, [on a] du mal à ordonner ce qu’[on voit] en une sorte de perspective. Il n’y [a] pas de différence flagrante entre un kilomètre et cinquante ». Lieux sans arrière-plan, où tout est mis à plat, comme l’écriture, purement factuelle, déroule la succession des détails perceptibles en ne s’aventurant que le moins possible dans les émotions ou le passé. On a beau être toujours au point de vue d’un personnage, tout est dit sans commentaires, par le biais des gestes et des choses.

     

    Ce n’est pas un hasard. Les paroles, donc les pensées, sont ici ce qui pose problème : « Aphasie est le nom donné à une vaste gamme de déficits du langage provoqués par des lésions au cerveau ». Le langage, voilà le grand héros du livre, dès que celui-ci quitte le terrain de l’aventure géographiquement extrême. D’abord, naturellement, le langage fragmentaire et chaotique de Robert et des autres membres de son « groupe », minutieusement reproduit : « Lait, lait. Laisse. Lait simple. Lait simple. Lait, lait. Laisse (…). Sans sans, devine, sans »… Après avoir séjourné en Antarctique dans le cadre d’un « Programme pour écrivains et artistes », Jon McGregor a, nous dit-il, « passé plusieurs mois comme hôte régulier du groupe d’entraide pour aphasiques de Nottigham ». Le récit qu’il a tiré de ces expériences va cependant au-delà de l’intérêt documentaire et, y compris pour la traductrice, de l’exploit technique.

     

    Place au texte

     

    Car, comme par contagion, c’est le langage en général qui devient ici objet d’une attention extrême. À côté des formules figées de l’institution, qui ne disent pas grand-chose (« Il existe de nombreuses stratégies d’évaluation et d’intervention accessibles à la personne souffrant d’aphasie »), les usages individuels et problématiques de la phrase et du mot par tous les personnages, les tics, les maladresses sont ce qui parle vraiment (« Avant, je pensais à. J’étais. J’avais pensé à. Tu vois. Considérer mes choix (…). Mais maintenant. Non »). Comme parlent aussi les gestes, qui viennent relayer et évoquer indirectement les mots quand ceux-ci se dérobent. Comme parlent les descriptions d’objets, de lieux, et, à travers elles, les regards portés sur eux : « Elle s’accroupit au bord de la digue et regarda l’eau tourbillonner en s’écoulant vers la mer. Son souffle se répandit dans les airs. Des lambeaux de vapeur s’étiraient dans le ciel, reliant l’horizon éclatant et la nuit bleu marine à l’ouest ».

     

    Le texte proprement dit s’installe au premier plan. Tout comme il le fait dans le genre qui s’applique à rendre au langage faussement transparent du quotidien son épaisseur : la poésie. Et l’auteur britannique n’hésite pas à tirer parfois, de la langue sinistrée de ses aphasiques, des effets poético-comiques. De façon plus générale, il pousse tranquillement le langage vers ses limites, rappelant ainsi, sans le dire, que la littérature, avant d’être tout ce qu’on voudra d’autre, est un certain usage des mots. Salutaire, par les temps qui courent…

     

    P. A.

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  • paysages.photosTout est dans le titre, ou plutôt dans ce qu’il désigne. Qu’est-ce que Bolla ? Une créature mythique du folklore albanais, dont la légende nous est contée en marge du roman et par un de ses deux narrateurs, Arsim, lui-même Albanais du Kosovo. Bolla est née de la fusion d’un serpent et d’une femme désormais « vivant par le serpent, et le serpent vivant par elle », « en sa magnificence ailée ».

     

    Le désir et la guerre

     

    « Je n’ai pas pu me sortir ce serpent de la tête pendant longtemps », dit Miloš, l’autre narrateur, Serbe vivant lui aussi au Kosovo. On n’avait pas attendu cette remarque pour former quelques hypothèses quant au rôle symbolique de cet être volant-rampant, masculin-féminin, chargé de toutes les connotations diaboliques qu’on voudra. Le serpent, c’est peut-être le désir, décrit ici avec une étrange précision lyrique, qui lui confère une manière d’universalité par-delà les choix individuels qu’il exprime. « Il est serbe et moi albanais, nous devrions donc être ennemis, or maintenant que nous nous touchons, il n’est plus entre nous une seule parcelle qui soit pour l’autre aberrante ou étrangère et j’ai la certitude inébranlable que, nous deux, nous ne sommes pas comme les autres »… Cette certitude arrache nos deux héros à leurs appartenances ethniques ; elle arrache Arsim au mariage « traditionnel » qui, sur les injonctions de son père, l’a uni à Ajshe.

     

    Mais le serpent, c’est aussi la guerre, dont l’ombre plane dès la rencontre entre les deux hommes (« Les conversations ne portent plus sur sa possibilité mais sur sa date »). Bientôt elle se déchaîne, les rues de Srebrenica deviennent « un théâtre de damnation ». Elle contraint Arsim à fuir en Bulgarie avec sa femme et ses enfants ; elle précipite Miloš, abandonné, dans « la haine », qui le pousse à s’engager dans l’armée serbe – « Et je haïssais, haïssais et haïssais, je haïssais la guerre et le soleil et la lune, l’obscurité et la lumière (…), les armes, les banques, les Serbes, les Albanais »…

     

    Serpenter

     

    C’est l’histoire d’une double impossibilité : celle de vivre une sexualité que condamne la société patriarcale et obsédée de virilité, celle de vivre en paix dans un monde déchiré en deux par l’Histoire. Entre ces deux récifs majeurs, Arsim et Miloš louvoient comme ils peuvent, sans boussole bien fixe, dans une vaste zone grise. Arsim, à l’étranger, n’échappe pas à la malédiction qui pèse sur l’homosexualité. Après un séjour en prison, le voilà expulsé au Kosovo, où il cherche et retrouve Miloš. Mais Miloš n’a pas échappé aux convulsions de l’Histoire, et n’est plus celui qu’Arsim a connu. Pour dire ces itinéraires sinueux entre frontières, identités, choix sexuels, la narration en tant que telle adopte un parcours serpentin, image de la vie du romancier lui-même, d’origine kosovare mais vivant en Finlande et écrivant en finnois.

     

    Deux lieux, trois époques, deux narrateurs alternent dans Bolla, dont l’un est aussi l’auteur du récit mythique ponctuant les articulations d’une partie à l’autre. Ce narrateur-là, Arsim, l’Albanais, est le plus présent. Rien d’étonnant : dès leur rencontre, il avait annoncé à Miloš vouloir « être écrivain ». À la fin de ce roman d’éducation singulier, il l’est. Comme c’est le cas, sans aucun doute possible, de Pajtim Statovci. Car l’essentiel dans cette désolante et convulsive histoire, c’est, bien entendu, l’écriture, admirablement rendue par la traduction. Écriture à la fois sèche et  frémissante, voire frénétique, que ce soit pour parler du désir ou de la violence, toujours extrêmes : « Il m’entraîne en haut de l’escalier  jusqu’à son appartement où nous baisons comme des chiens et nous arrachons nos vêtements, il m’embrasse et me touche partout et je l’embrasse partout, insatiablement, sans ordre ni raison » / « J’ai vu un homme trouver la malemort, j’ai vu le bras d’un soldat arraché sur une grande route, on aurait dit un brochet extirpé de sous la terre, j’ai vu des frères séparés à la naissance, des maisons incendiées et des bâtiments écroulés »… Un style pour temps de guerre.

     

    P. A.

     

    Illustration : un pont au Kosovo (Prizren)

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  • www.bons-plans-voyage-ouest-americain.comIl y a des romans où tout est affaire de climat. Ici, le climat est désertique, et le ciel immense. Il vous recouvre « comme un linceul », on a « l’impression de [se] dissoudre dans l’air brûlant ». C’est le ciel de Monument Valley (Utah), site naturel célèbre pour ses formations géologiques spectaculaires. Mais Monument Valley est également le nom du motel, tenu par l’aimable monsieur Heartwood et sa fille Lisa, où s’arrête Pascal, Français de passage et narrateur. Et le climat est aussi celui de ce motel, refuge ou tombeau, cocon douillet qui devient occasionnellement « d’une vacuité dérangeante, presque morbide ».

     

    Désert et motel

     

    Quasiment tout, dans le premier roman de Pascal Chapus, s’y passe. L’autre Pascal, son héros, s’y attarde, déambule entre sa chambre et la réception, s’assied dans le patio, caresse le chat, a des conversations apparemment anodines avec les propriétaires, ou avec madame Delcour, une autre Française, qui vit là à demeure.

     

    Anoki, un Navajo, lanceur de poignards à ses heures, l’emmène dans de longues promenades à cheval sous les étoiles. Pascal a des angoisses, il prend des anti-dépresseurs. Au réveil, quelquefois, il se souvient que « Michel n’exist[e] plus ». Il y a un orage, des visites, un incendie, peut-être d’origine criminelle. Mais rien ou presque n’adviendra pour de bon dans ce livre où le retour des gestes et des notations, mimant les allées et venues sans but défini du personnage, crée une atmosphère subtilement hypnotique, à laquelle contribue aussi l’écriture toute en élégance et maladresse contrôlée.

     

    Fausse piste et vrai tragique

     

    La succession des titres de James Hadley Chase, qui meublent seuls la bibliothèque du motel, et que le narrateur dévore l’un après l’autre, est donc une fausse piste. Ou peut-être pas. Car ce que notre héros apprécie dans ces polars, c’est, il le dit, « l’engrenage tragique ». Or il y a bien du tragique rentré dans l’histoire qu’on nous conte, pleine de zones d’ombre, et dont nous comprenons peu à peu que le thème véritable est le deuil. Celui que portent Pascal mais aussi madame Delcour, laquelle a perdu jadis une fille très jeune, monsieur Heartwood, inconsolable depuis la mort de sa femme, bientôt Lisa, quand monsieur Heartwood disparaîtra à son tour. Monument Valley, l’établissement comme le site, est bien un double monument, grandiose et quotidien, à tous les disparus.

     

    Le livre en est un aussi, probablement. L’autre fil conducteur, parallèle à celui qu’y dessine la succession des romans de Chase, est la présence obsédante d’une chatte, nommée justement par Pascal Miss Blandish. Elle jouera son rôle dans l’unique épisode véritablement dramatique, et sera la seule mort violente de l’histoire. En l’enterrant dans le désert, le héros paraît enterrer sa vie d’autrefois. À la fin, sans doute, comme les autres endeuillés qui le peuplent, en entame-t-il une nouvelle.

     

    Cependant rien n’est sûr. À un récit dont le minimalisme et la rétention constituent les principes de base, il fallait une fin (très) ouverte. Lorsque madame Delcour lui déclare : « Je serai toujours auprès de vous », Pascal demande : « Pourquoi moi ? » Elle lui répond « Ai-je besoin de vous l’expliquer ? », et la question résume bien le roman de Pascal Chapus, qui, à la différence de tant d’ouvrages bavards et peu éloquents, semble parler de presque rien et dit beaucoup.

     

    P. A.

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    2 commentaires
  • photo Pierre Ahnne

     

     

    Mes livres du mois de marsDéperdition de la chaleur humaine, Bergsveinn Birgisson, traduit de l’islandais par Catherine Eyólfsson (Gaïa)

    Sur les routes d’Islande, avec un narrateur en crise, un « ami dépressif » et son infirmière tyrannique : poésie et dinguerie du Nord.

    Pour lire l’article, cliquez ici.

     

    Mes livres du mois de marsLe Roitelet, Jean-François Beauchemin (Québec Amérique)

    L’écrivain, son frère schizophrène, les voisins, les animaux, les plantes… et beaucoup de beaux sentiments.

    Pour lire l’article, cliquez ici.

     

    Mes livres du mois de marsIl n’y aura pas de sang versé, Maryline Desbiolles (Sabine Wespieser)

    L’auteure de La Seiche raconte « la première grève des femmes », à Lyon, en 1869. Une écriture mouvante et sans cesse inventive, pour dire le refus de tous les enfermements.

    Pour lire l’article, cliquez ici.

     

    LMes livres du mois de marsa Filature, Arnaud Sagnard (Stock)

    La drôle d’histoire d’un chauffeur de bus qui ne veut surtout être personne, dans un Los Angeles déserté par tous les mythes.

    Pour lire l’article, cliquez ici.

     

    Mes livres du mois de marsLe Passager, Cormac McCarthy, traduit de l’anglais par Serge Chauvin (L’Olivier)

    À quatre-vingt-dix ans, l’auteur de La Route nous offre un livre singulier, qui ne prend les apparences du roman que pour mieux dire l’impossibilité de « saisir le monde ».

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    Mes livres du mois de marsBaba Yaga a pondu un œuf, Dubrovka Ugrešić, traduit du croate par Chloé Billon (Bourgois)

    Dans un triptyque narratif savant et loufoque, l’écrivaine croate récemment disparue disait une Europe centrale livrée aux sortilèges de l’Histoire.

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    Mes livres du mois de marsLe Petit Roi, Mathieu Belezi (Le Tripode)

    Retour sur une œuvre trop mal connue… Dans son premier roman, Mathieu Belezi racontait une enfance solitaire et révoltée, en pleine campagne, face au mystère indifférent des choses.

    Pour lire l’article, cliquez ici.

     

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  • fr.m.wikipedia.org.En 2022, Attaquer la terre et le ciel était couronné par le Prix littéraire du Monde. De quoi inciter Le Tripode, qui l’avait publié, à se lancer, « sur plusieurs années », dans un « projet éditorial » ayant pour but de « réorchestr[er] l’œuvre » de Mathieu Belezi, dont la plus grande partie était devenue indisponible. Ça commence, en ce printemps 2023, par le premier roman de l’auteur, paru chez Phébus en 1998.

     

    On croit entrer dans un livre d’un autre temps… Les parents de Mathieu, treize ans, se haïssent et se battent. La vie à trois étant devenue impossible, l’enfant est confié à son grand-père, qui vit seul dans une ferme provençale (« Dans ce repli de terres pauvres ma mère m’abandonne »). C’est l’époque de la guerre d’Algérie, dont on entend parler à la radio. Mais c’est aussi un univers rural qui ne semble guère avoir changé depuis Giono. Le soir, « dans le silence humide d’une nuit d’automne », sous « l’ampoule qui tombe nue du plafond », on écoute le « lent battement » de l’horloge. Le matin, Mathieu, observant son aïeul, découvre « des manières paysannes d’entrer avec ses mains et son corps dans le jour nouveau ».

     

    « Rien ne m’échappe »

     

    On pense souvent à Luc Dietrich, pour la confrontation entre l’enfant des villes et la campagne, comme pour le rapport passionnel à une mère absente et pour la révolte. Le livre de Mathieu Belezi n’a pas la richesse et la complexité du Bonheur des tristes ; il se concentre dans un périmètre restreint. Mais c’est là sa force. Le monde du petit roi, ainsi désigné par antiphrase, se limite à l’espace compris entre la ferme et le collège. Le temps qu’il y passera n’excédera qu’à peine une année scolaire. Surtout, le roman revient sans cesse parcourir le même cercle dans lequel son héros-narrateur se trouve pris. Comme une scène primitive, le souvenir d’un moment d’extrême violence entre les parents, revenant régulièrement affleurer dans sa conscience, mime cet enfermement : le père et la mère se battent ; la mère quitte le père ; la mère abandonne Mathieu ; Mathieu bat et brutalise tout ce qu’il trouve. « Je dis à qui veut l’entendre que mes parents sont morts », révèle-t-il. Et d’enchaîner : « Je ne trouve de consolation que dans la torture des bêtes ». On ne saurait être plus clair.

     

    L’enfant punit le père et, plus encore, la mère, en s’en prenant aux animaux, qui abondent dans la maison et aux alentours : chat, poules, « lézards, hannetons, scarabées, mulots, serpents, scorpions »… « Rien ne m’échappe ». C’est lui-même, bien sûr, qu’il punit, comme l’indique assez l’épisode dans lequel, au milieu de l’hiver, il joue à l’épouvantail en plein champ jusqu’à perdre connaissance. Il s’en prend également à Parrot, camarade de classe qui l’admire et dont la mort dans un accident de la route constituera un hasard objectif des plus explicites. Enfin, et indirectement, il se vengera du grand-père même, seul être aimé, et dernier à le « trahir ». On verra comment. Ce n’est que par cet ultime et extrême coup de force que notre enfant perdu s’évadera enfin.

     

    « La désinvolture du monde »

     

    Que son emprisonnement dans le ressentiment et la violence aient à voir avec l’éveil en lui de la sexualité, cela aussi est souligné à maintes reprises. Après avoir une fois de plus roué de coups l’infortuné Parrot, il « urine contre un mur » : « D’une main je tiens mon sexe, de l’autre je cherche dans les interstices un insecte qui servira à mes travaux de vivisection ». Une fille de son âge monte dans un cerisier : « Je ne vois que ses cuisses, la sombre blancheur de la culotte, tout au fond ». Paragraphe suivant : « Je jette les fourmis dans les toiles d’araignées (…). Je donne les araignées aux lézards qui les avalent ». Dans ce roman entièrement au présent, l’écriture se fonde sur l’asyndète brutale. Une brutalité qui, comme celle du héros, se veut réponse à celle des hommes, que la mise à mort classique d’un cochon viendra démontrer, et de la nature tout entière : « Je me venge de la désinvolture du monde à mon égard ».

     

    Brutalité qui est aussi une manière parmi d’autres d’explorer, voire de forcer l’énigme des corps, interrogés de mille manières. Corps des animaux démembrés, corps épié d’Annie « inexplicablement triomphante à la cime du cerisier », corps du grand-père, et de l’enfant lui-même – « Je lui tire les oreilles et les rares cheveux qui frisent à ses tempes. Il me chatouille sous les bras ». Le corps et les choses, voilà l’univers de Mathieu, qui est aussi celui du roman. Un univers oppressant, fait de « silences d’arbres et d’outils de ferme (…), [de] silences de murs têtus », auquel le récit revient d’autant plus obsessionnellement se heurter qu’il n’y a rien au-delà. Hommes, bêtes, nature, objets, leur mystère est celui de la matière. Et son évidence tragique fait le cœur de ce bref et dense roman.

     

    P. A.

     

    Illustration : Van Gogh, Les Alpilles, 1889

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