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    photo Pierre Ahnne

     

     

    Mes livres du mois de marsCherche David éperdument, Paule Darmon (L’Antilope)

    Dans un récit qui mêle les lieux, les époques, les visages divers du judaïsme, l’auteure de Robert de Niro, le Mossad et moi lie astucieusement le thème de l’identité à une réflexion sur le romanesque.

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    Mes livres du mois de marsMelody, Martin Suter, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni (Phébus)

    Dans cette étrange histoire de fiancée disparue, qui dit vrai ? qui invente ? qui manipule qui ? Mystère, enquête, gastronomie italienne, l’écrivain suisse trousse une fable malicieuse en forme de roman troublant.

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    Mes livres du mois de marsL’Homme qui vivait sous terre, Richard Wright, traduit de l’anglais par Nathalie Azoulai (Bourgois)

    Réfugié dans les égoûts pour fuir une police raciste, un jeune Noir découvre le vrai visage du monde. Ce roman du grand écrivain afro-américain, refusé par son éditeur en 1942 et enfin traduit, était un chef-d’œuvre.

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    Mes livres du mois de marsL’Éclat de rire, Sylvie Schenk, traduit de l’allemand par Olivier Le Lay (Gallimard)

    Une écrivaine, franco-allemande comme Sylvie Schenk, est longuement interviewée à propos d’un roman d’amour inspiré de sa propre histoire. Vertiges, second degré, jeux de miroir… Un texte étourdissant de drôlerie et d’astuce.

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    Mes livres du mois de marsLe Masque de Dimitrios, Eric Ambler, traduit de l’anglais par Gabriel Veraldi et Patricia Duez (L’Olivier)

    Les éditions de l’Olivier ont entrepris de nous faire redécouvrir l’œuvre d’un des inventeurs du roman d’espionnage contemporain. Première réédition avec cette enquête-poursuite à travers l’Europe des années 1930, où l’enquêteur lui-même est romancier.

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    Mes livres du mois de marsCeci est mon corps, Claire Huynen (Arléa)

    Hélène, jadis Hervé, veut entrer au couvent… Une interrogation vertigineuse en partie masquée par des enjolivures.

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    Mes livres du mois de marsJeunesse, Tove Ditlevsen, traduit du danois par Christine Berlioz et Laila Flink Thullesen (Globe)

    Le deuxième tome de la trilogie autobiographique d’une grande écrivaine danoise. Lucidité, humour, violence et lumière.

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    Mes livres du mois de marsLe Mariage, Dorothy West, traduit de l’anglais par Arlette Stroumza (Belfond [vintage])

    Dans ce roman commencé en 1940 mais publié en 1996, la romancière afro-américaine mettait la satire sociale au service d’une réflexion brillante et caustique sur la question de savoir ce qu’être « de couleur » veut dire.

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  • fr.wikipedia.orgL’auteure occupe une place singulière dans la littérature afro-américaine. Morte en 1998, elle était née en 1907 et avait publié sa première nouvelle à quatorze ans, avant d’intégrer, quatre ans plus tard, le mouvement Harlem Renaissance, dont elle sera une des étoiles. En 1934, elle fonde la revue Challenge, devenue New Challenge lorsque Richard Wright se sera joint à elle. Puis, en 1940, bifurcation soudaine : elle se retire sur l’île de Martha’s Vineyard, dans le Massachusetts, et se contente d’écrire sans plus se mêler à la vie littéraire ou politique.

     

    « Dorothy West ne fut jamais dupe, ni des Blancs, dont elle ne souhaitait pas cautionner la politique par ses écrits, ni des Noirs, dont elle n’approuvait ni l’idéologie ni l’agressivité », dit la traductrice dans une éclairante préface. Le second roman de cette écrivaine atypique (après The Living Is Easy, 1948), occupe à son tour une place à part dans l’œuvre. Commencé à la fin des années 1940, abandonné, il n’est mené à bien que dans les années 1990, à l’instigation de Jackie Onassis, voisine de l’auteure. Paru en 1995 et, dans cette même traduction, en 1996, il porte une réflexion elle-même singulière, aux antipodes de celle, par exemple, d’une Toni Morrison.

     

    Saga

     

    Le récit s’inscrit pourtant dans une tradition bien établie : la saga familiale à l’anglo-saxonne. Et la construction aussi a fait ses preuves… On est en 1953, à Martha’s Vineyard, plus précisément dans « l’Oval », quartier qui constitue « la citadelle de la société de couleur », et dont « les occupants [sont] fiers d’affirmer qu’eux-mêmes, ou mieux encore leurs ancêtres, [sont] propriétaires d’une seconde résidence », souvent luxueuse. Comme celle des Coles, sur le point de célébrer le mariage de leur seconde fille, Shelby. Le père, Clark, est médecin et fils de médecin. C’est la veille du mariage, le matin, et, à en croire Gram, arrière-grand-mère de la fiancée, « la mort est dans l’Oval. De ses ailes déployées elle obscurcit le ciel ». À la fin du roman, elle frappera, là où on l’attendait le moins.

     

    Entre-temps… Presque rien. Les réflexions, les doutes de nombreux personnages. Mais aussi de longs retours en arrière, grâce auxquels on découvrira peu à peu comment Gram, issue d’une famille aristocratique du vieux Sud, a été réduite à la misère après la guerre de Sécession. Comment sa fille, Joséphine, plutôt qu’un fiancé issu de « la racaille blanche qui [a] dépouillé les siens », a préféré « épouser un homme de couleur conscient de n’être qu’un peu de poussière qu’elle fouler[ait] aux pieds » : Hannibal, lequel finira président d’université sans pour autant gagner l’estime de son épouse. On verra aussi Corinne, leur fille, se marier avec Clark, petit-fils d’anciens esclaves. Et leurs deux filles résument à elles seules le destin de la famille : Liz, l’aînée, a épousé « un homme à la peau foncée » (ce qui a fait « lever les sourcils dans l’Oval »), tandis que Shelby se prépare à convoler « avec un Blanc (…) qui compos[e] de la musique de jazz » (ce qui « dépasse » tout autant « l’entendement »).

     

    Entre noir et blanc

     

    Le lecteur ne trouve que peu à peu son chemin dans ce labyrinthe d’allers-retours temporels, où s’esquisse toute l’histoire de la communauté afro-américaine depuis l’émancipation jusqu’à l’embourgeoisement, et à une structuration sociale copiée sur celle des Blancs mais reposant sur la couleur de peau. Le principe du labyrinthe trouve cependant sa justification ailleurs que dans les aléas complexes de cette histoire. Une question parcourt et hante tout le livre de Dorothy West : qu’est-ce qu’être noir ? Les Coles sont des « enfants caméléons », et il faut un certain temps pour comprendre et admettre qu’une jeune fille blonde aux yeux bleus puisse être « de couleur ». Voir le beau et emblématique récit de la mésaventure advenue à Shelby vers l’âge de cinq ans. La petite fille s’éloigne de l’Oval, se perd, bien des gens l’aperçoivent mais « aucun ne se doute (…), lorsqu’on lui pose la question un peu plus tard, qu’il s’agissait de la gamine de couleur qui avait disparu depuis plus de quatre horribles heures ». Retrouvée, de retour parmi les siens, Shelby interroge son arrière-grand-mère et conclut, soulagée : « Oh, Gram, que je suis contente qu’on soit tous de couleur ! »… Ce qui n’est justement pas le cas (voir plus haut).

     

    Chaque personnage se situe et oriente sa vie à partir de cette question. Corinne, mère de Liz et Shelby, n’a que des amants noirs, mais refuse de « prendre le risque » d’un troisième enfant après avoir eu « la chance » de donner le jour à deux filles à peau claire. Et Clark, son mari, l’a préférée, pour la couleur claire de sa propre peau, à Sabina, dont il était pourtant épris.

     

    Leurs filles sont attirées, l’une par un Noir « foncé », l’autre par un Blanc. Mais, entre noir et blanc, Dorothy West explore une zone incertaine où viennent se bousculer tous les préjugés. Ce qui fait de son roman une brillante, drôle et pénétrante satire, autant qu’un hymne aux troubles et aux vertus du métissage, qui devient la nature profonde de l’humanité. « Les gens que tu connais, tu ne les considères comme Blancs que s’ils t’y obligent, de même que tu ne penses pas à toi comme à une Noire, à moins qu’un Blanc ne te le rappelle », dit Liz à sa sœur, formulant indirectement la première morale du roman. On ne dira pas par quel rebondissement on en arrive à la seconde : « La couleur [est] un leurre. Pas l’amour ».

     

    P. A.

     

    Illustration : à Martha's Vineyard

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  • www.le-bal.fr« Elle m’a demandé si j’avais apporté un tablier et j’ai sorti celui de ma mère de mon cartable. Il y avait un trou près de l’ourlet, en réalité il y avait toujours une faille dans ce qui relevait de ma mère et j’ai été émue en le voyant »… On retrouve dans Jeunesse, deuxième tome de la Trilogie de Copenhague, les techniques qui contribuaient à l’étonnante force d’Enfance (2022, mêmes traductrices, même éditeur, voir ici) : l’art de la mise à plat par phrases brèves juxtaposées ; les courts chapitres quasiment sans alinéas ; le désordre apparent voilant une construction subtile.

     

    Emplois et cavaliers

     

    Ici, l’écrivaine danoise née en 1917 et morte en 1971 entrelace trois thèmes, chargés chacun de porter et de scander à sa manière le passage du temps. Le premier, c’est la pauvreté. À présent adolescente, Tove a dû quitter l’école pour plonger dans le monde du travail. Elle est bonne d’enfants, aide-cuisinière, magasinière, et, enfin, ayant appris la sténo et la dactylo, employée dans plusieurs entreprises. Son ascension dans la hiérarchie des places et des salaires est une traversée du monde prolétaire, soumis à l’exploitation et à la répression : notre amie perd un de ses emplois pour avoir suggéré à ses collègues de se syndiquer, et une autre quand on apprend… qu’elle a publié un poème.

     

    En parallèle, nous suivons les aléas d’une vie familiale toujours plus ou moins accablante, père souvent au chômage, mère souvent acariâtre, appartements trop exigus. La misère sexuelle est le second motif qui court tout au long du récit. Les soirées au dancing voient se succéder les cavaliers d’un soir et les baisers à la sauvette sur fond de rêveries matrimoniales pas très convaincues, jusqu’à une perte de virginité sans lendemain (« Nina m’informe que ce sera de mieux en mieux à chaque fois, or je n’avais pas envisagé qu’il faille répéter tout le processus »).

     

    Tout cela se détache sur un arrière-plan historico-politique marqué par la montée des périls de l’époque. Au début du volume, Hitler prend le pouvoir. Il soulève l’enthousiasme des patronnes de Tove, puis de sa propriétaire, l’inénarrable Mme Suhr (« Moi, j’écoute tous ses discours, ils sont merveilleux. Virils, déterminés, le timbre est parfait ! Elle ouvre les bras (…), ce qui découvre son imposante poitrine »). Plus tard, l’héroïne danse avec un jeune chômeur sur le point de partir se battre en Espagne. À la fin du récit, l’Allemagne envahit la Pologne.

     

    « Océan mondial » et « rêves personnels »

     

    Commentaire de Tove : « Je redoute surtout que les vagues du grand océan mondial fassent chavirer ma fragile petite embarcation »… L’auteure et sa narratrice restent fidèles à leur ton – absence de grands sentiments, adhérence au présent individuel frôlant le cynisme. « Cela faciliterait mes rêves personnels si les pauvres prenaient le pouvoir », songe la jeune fille. Car elle a des « rêves personnels », qui sont un contrepoids à la tristesse de sa vie. Certes, elle se sent « condamnée à la solitude et à l’anonymat », elle est « fatiguée de [sa] famille », « [sa] jeunesse n’est que frustration et entrave ». Mais elle « souhaite tant voir (…) imprimés » les poèmes qui sont « [sa] seule consolation dans cette existence ». Jeunesse s’ouvre sur la mort du journaliste qui, à la fin d’Enfance, avait donné des espoirs à la poétesse en devenir. Au cours de ce deuxième volume, elle rencontrera plusieurs autres conseillers-protecteurs, avant de croiser celui qui l’introduira auprès du directeur de revue par lequel adviendra le miracle final : la publication d’un recueil de vers (« Tove Ditlevsen. Une jeune fille. C’est définitif. C’est irrémédiable. Le livre va être éternel, indépendamment de mon futur destin »).

     

    Si ce cheminement vers l’accomplissement et l’indépendance garde, entre adjuvants et opposants, des allures de conte de fées sans merveilleux, c’est que les motifs sociaux et historiques comme les schémas habituels du récit de vocation ou d’éducation font l’objet d’une individualisation radicale : aucun commentaire extérieur, aucune incursion hors de la présence à soi, tout ici est expérience personnelle. Donc, naïve…

     

    … ou faussement naïve. Car l’autoportrait en débutante que brosse ici Tove Ditlevsen est tout imprégné d’humour et d’ironie, y compris et surtout envers elle-même. « J’ai beaucoup réfléchi (…) et suis arrivée à la conclusion que la plupart des femmes exercent un irrésistible attrait sur les hommes, contrairement à moi » ; « Je fais tapisserie en arborant le sourire plein de bienveillance d’une mère qui observe la jeunesse [en train de] s’amuser »… Un équilibre miraculeux entre fraîcheur et lucidité, émotion et distance grinçante fait la violence paradoxale et la singularité extrême de l’autobiographie de l’écrivaine danoise. Vivement le tome trois.

     

    P. A.

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  • photo Pierre AhnneAssisterions-nous depuis quelque temps à un retour du religieux ? Je ne parle pas de phénomène de société, naturellement, je parle de thème littéraire. En 2022, Hélène Lenoir, dans Sous le voile (Grasset, voir ici), prenait au sérieux les aspirations et les souffrances des religieuses cloîtrées. Plus récemment, dans En vérité, Alice (Sabine Wespieser, 2024, voir ici), Tiffany Tavernier initiait son lecteur aux procédures complexes de la canonisation. Aujourd’hui, le roman de Claire Huynen annonce dès le titre une volonté d’aller encore plus loin dans l’exploration d’un sujet depuis longtemps dédaigné par la littérature : la foi – telle qu’elle se vit dans le cadre, à nouveau, du couvent.

     

    D’Hervé à Hélène

     

    Hélène s’est d’abord appelée Hervé. Après l’opération qu’elle a subie, « plus rien ne la contred[it], elle [sent] son corps conforme ». Dès lors qu’elle n’est « plus en désaccord », Dieu peut « venir à sa rencontre ». Cette ingénieure biologiste va d’abord passer trois semaines à l’hôtellerie d’une vieille abbaye encore habitée par quatorze religieuses. Puis, elle y revient pour trois mois. Quand elle demande à être reçue comme novice, elle ne cache rien de ce qu’elle a été. Longs débats au chapitre, entre celles qui estiment que « ce que Dieu a créé, l’homme ne peut pas le changer », et celles qui rappellent que dans le « corps glorieux », « à l’heure de la résurrection », « le principe féminin et le principe masculin s’uniront (…) en un seul principe ».

     

    Hélène est enfin acceptée par ses sœurs. C’est alors (seulement ?!) que l’institution surgit, en la personne d’un homme, l’Abbé général, qui enjoint à la Mère supérieure d’annuler la décision. La nouvelle novice est expulsée. Le Ciel cependant ne l’abandonnera pas…

     

    Avouons-le, on reste perplexe. Serions-nous dans une bondieuserie ? Religieuses « bonne[s] comme le pain », Christ qui vous prend « dans ses bras avec une douceur (…) encore jamais connue », prier « c’était très doux, très simple »… on a des doutes. Que veut vraiment nous dire ce court récit, qui ne raconte en fait presque rien et se réduit quasiment, dans une unité de lieu presque parfaite, à une controverse digne de celle, évoquée au passage, de Valladolid ?

     

    Enluminures

     

    Comment s’étonner d’être perplexe ? L’éditeur même semble un peu embarrassé, qui parle, en quatrième de couverture, d’une « réflexion profonde sur l’identité, la tolérance et l’importance de trouver sa place en harmonie avec ce que l’on est vraiment » – passant ainsi prudemment sous silence l’essentiel : Dieu.

     

    Et l’auteure aussi paraît au fond légèrement perplexe devant son propre ouvrage. Qu’a-t-elle voulu faire ? Pas un mot sur l’enfance d’Hélène/Hervé, rien de ses hésitations, des difficultés auxquelles il ou elle aura inévitablement dû se heurter. Des difficultés ? Il n’y en a pas eu : « Elle n’avait pas subi de railleries, de regards en dessous, d’évitements vexatoires » ; « Elle était passée comme une anguille à travers la cruauté du monde ». D’ailleurs, « elle n’[a] jamais ressenti de désir amoureux pour personne » ; comme ça, c’est plus simple. Réduite à une épure, l’histoire de transition n’apparaît guère que comme un prétexte – ou une métaphore (« La modification que vous avez opérée à votre corps est bien peu de chose en rapport aux métamorphoses de votre âme », dit à l’héroïne l’abbesse).

     

    La vie sous le voile serait-elle le vrai sujet ? Dans ce couvent comme suspendu dans l’espace et dans le temps, jamais de visites ni de visiteurs. On n’entendra guère parler des rituels qui scandent pourtant la vie en de tels lieux. L’auteure, au demeurant, qui invente gaillardement un évangile de saint Paul, semble avoir de la Bible une connaissance en pointillé… Quant au quotidien entre cellule et cloître, il n’existe, malgré les portraits attendris et précis des moniales, qu’à travers quelques images convenues (cuisine, jardinage…). Une seule exception : la pratique de l’enluminure, où Hélène s’épanouit, et à laquelle Claire Huynen consacre de longues pages – sans doute aussi symboliques, à nouveau, que documentaires.

     

    Abîme

     

    Alors, que reste-t-il ? Puisqu’il faut considérer comme secondaire ou décoratif tout ce qui pourrait d’abord passer pour la substance du récit, qu’est-ce qui demeure au cœur d’un livre qu’on lit cependant jusqu’au bout ?... Un grand vide, qui a tout aspiré, et constitue le principal voire le seul intérêt de toute l’entreprise. Ce vide, c’est la présence de Dieu. Un appel, un dialogue, un assez peu catholique face-à-face, auquel le texte revient toujours, obsessionnellement : « On est saisie » ; c’est « comme un coup de foudre » ; « C’était à la fois en elle et hors d’elle. Une manière d’irradiation dont elle ne savait si la source venait d’elle-même ou de l’extérieur ».

     

    Comme saint Augustin, dont elle s’inspire dans ces dernières formules, Claire Huynen, quand elle parle de cela, glisse facilement dans une prose proche de l’oraison, scandée d’anaphores hypnotiques : « C’était une espérance, c’était une reddition joyeuse, c’était une gratitude » ; « Elle pria inlassablement… Elle pria avec ferveur… Elle pria dans la joie… Elle pria pour ne plus avoir le choix ».

     

    Voilà le vrai cœur du livre, voilà ce à quoi son auteure voulait, à l’évidence, nous confronter. Ce point insaisissable, cette évidence que « les mots se refus[ent] à énoncer », la volonté de l’approcher quand même par les mots sont ce qui fait la force du texte. Et sa faiblesse : car Claire Huynen a cru que l’abîme ne suffisait pas, et qu’il fallait semer ses bords de fleurs. C’est son seul tort.

     

    P. A.

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  • limaginariumboutique.frComme l’alpinisme, la foi et quelques autres thèmes, l’espionnage redevient un centre d’intérêt (1). Pas celui des Coplan, que dévorait ma mère, et dont, enfant, je contemplais rêveusement les couvertures énigmatiques, où des gens en gabardine brandissaient des armes à feu. Non : l’Espionnage avec un grand e, celui qui se réclame de Conrad et de Green. Les éditions de L’Olivier entreprennent ainsi de remettre en lumière l’œuvre d’Eric Ambler. Né à Londres en 1909, mort en 1998, l’homme a publié cinq « romans d’espionnage » entre 1936 et 1940, puis, après la guerre, qu’il fit dans l’artillerie, il écrivit des scénarios à Hollywood et, avec un grand succès, d’autres livres. Hitchcock a dit de lui : « Il faut lire Ambler », et John le Carré l’appelle « notre maître à tous ».

     

    « Rien d’artistique »

     

    En avril paraîtra Je ne suis pas un héros. Deux autres titres sont prévus en 2025. Mais tout a commencé début février avec ce Masque de Dimitrios, paru en 1939 et, dans une première édition française, en 1966. Est-ce bien un roman d’espionnage ? Il a pour cadre toute l’Europe, sur fond de convulsions historico-politiques (surtout balkaniques) et de guerre prochaine. Quelques assassinats s’inscrivent dans ce contexte. Cependant personne ou presque n’est ici membre d’un service secret ou espion professionnel. Les personnages sont plutôt des malfaiteurs internationaux, issus de « la classe dangereuse, les parasites, les escrocs (…) la lie de la société », et leurs activités essentielles sont le trafic de drogue, la traite des Blanches, le chantage et l’extorsion de fonds. Le meurtre, évidemment, est un moyen d’action devant lequel ils ne reculent pas.

     

    Est-ce plutôt, alors, un roman policier ? Ah, tout est là !... Latimer, dont nous partageons le point de vue, a quitté ses fonctions universitaires pour vivre de sa plume après avoir publié plusieurs romans de ce type (Une pelle ensanglantée ; Moi, dit la mouche…). Du fait, sans doute, de cette « cohérence inepte » qui préside aux événements humains et « qu’il est facile de confondre avec l’œuvre d’une providence consciente », il rencontre à Istanbul le chef de la police secrète turque, lequel lui propose d’écrire un nouvel opus à partir d’une intrigue inventée par lui-même. Elle est nulle, mais le colonel turc se laisse aller à parler d’un « vrai meurtrier », un meurtrier sans « rien d’artistique », nommé Dimitrios Makropoulos, et dont on vient de repêcher le cadavre dans le Bosphore. Le romancier anglais se met alors en tête d’enquêter sur l’affaire à partir des maigres éléments dont il dispose : « Toute cette routine du détective que l’on imagine si légèrement, si gratuitement en écrivant un livre, on la vivrait soi-même »…

     

    « Zone grise »

     

    Au-delà de ce point de départ plus humoristique que vraisemblable, c’est visite guidée dans le monde du crime. On n’entrera pas dans les détails, bien sûr, d’une aventure qui emmènera notre ami britannique de Smyrne à Paris en passant par Athènes et Sofia, à travers maints mauvais lieux hantés d’individus pour le moins suspects, qui seront autant d’informateurs prêts à laisser tomber au cours de longs dialogues des renseignements vrais, faux ou décevants. Latimer, naturellement, « d’observateur détaché », se retrouve « participant actif », et l’histoire dépasse vite le « niveau d’un criminologue amateur (et d’un auteur de romans policiers) », pour se terminer sur une accélération spectaculaire avec révélation inattendue et coups de pistolet.

     

    Tout finit donc comme dans un roman. Avant ?… Récit fasciné de recherches fastidieuses, exposé minutieux de corruptions indispensables, galerie de portraits parmi lesquels ne figurent « ni héros ni héroïnes ; seulement des canailles et des imbéciles ». Comme l’écrit Olivier Cohen dans un texte de présentation, Ambler décrit une « zone grise propice à l’ennui et d’où la violence peut surgir à tout moment » – mais elle ne le fait qu’in extremis.

     

    « Poisson mouillé »

     

    Une forme nouvelle de réalisme ?... Une forme nouvelle, en tout cas. La réflexion sur l’art romanesque est au cœur du livre, dont elle constitue au fond le vrai sujet. Latimer rêve de retourner « écrire un roman, avec un commencement, un milieu, une fin », alors qu’il erre apparemment guidé par le hasard, mais, à son insu, « jouet de circonstances indépendantes de son pouvoir » et presque constamment manipulé par les vrais auteurs de ce qui lui arrive. « Les mondes imaginaires que l’on cré[e] pour son propre confort » n’ont rien à voir avec le monde réel, le narrateur ne cesse de nous le répéter. Pourtant, face à un pistolet, l’écrivain égaré, qui a maintes fois décrit pareille scène, n’a pas la réaction qu’il imaginait alors devoir être la sienne si la chose lui arrivait réellement ; et, même s’il affirme ne pas croire « à cette sorte de démon professionnel, inhumain, que décrivent les romans policiers », il doit avouer qu’en ce qui concerne Dimitrios, il a des doutes.

     

    Façon de suggérer que le roman non romanesque reste un roman, avec ses codes, tout comme l’autre. Aussi bien celui-ci est-il au service d’une analyse politique jamais pesante, ironique, finement distillée, mais claire et nette : Dimitrios est « un élément d’un système social en décomposition », « les Bonnes Affaires et les Mauvaises Affaires [sont] les dieux de la nouvelle théologie », « la finance internationale (…), menacée par le communisme », est prête à tout pour continuer à « s’enrich[ir] sur les faibles ». Et pour étayer cette thèse, l’auteur use de figures empruntées au fantastique le plus pur : en se dérobant, Dimitrios semble susciter son propre double, le redoutable monsieur Peters, avec ses grosses lèvres, ses considérations sur « l’Être suprême » et ses discours sentimentaux (« Ce serait tellement mieux de se montrer franc et ouvert, de rejeter le manteau de mensonges et d’hypocrisie qui pèse sur nos épaules »…). Ce personnage qui tient son pistolet « comme un poisson mouillé » est la vraie figure satanique du récit. Une figure qu’on n’oublie pas. Pauvre diable, peut-être, mais diable malgré tout.

     

    P. A.

     

    (1) Voir par exemple ici

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