• photo Pierre Ahnne

     

     

     

    Mes livres du mois de novembreQuatuor d’automne, Barbara Pym, traduit de l’anglais par Martine Béquié et Anne-Marie Augustyniak (Belfond [vintage])

    En 1977, l’écrivaine britannique, après une longue éclipse, revenait sous les feux de la rampe avec ce roman drôle et désespéré, dans lequel elle fait montre d’une maestria éblouissante.

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    Mes livres du mois de novembreLe Jardin céleste, Karel Shoeman, traduit de l’afrikaans par Pierre-Marie Finkelstein (Actes Sud)

    Souvenirs d’un été lumineux dans un domaine de la campagne anglaise… Peu de temps avant sa mort, l’auteur sud-africain donnait ce chef-d’œuvre d’élégance mélancolique.

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    Mes livres du mois de novembreL’Été jaune, Mahir Ünsal Eris, traduit du turc par Noémi Cingöz (La Reine Blanche)

    Un voile de poussière sur une ville de Turquie, où des vies s’entrecroisent, pour finir en impasse… L’occasion de découvrir aussi le travail original d’une maison d’édition qui se consacre à la nouvelle.

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    Mes livres du mois de novembreEn salle, Claire Baglin (Minuit)

    Dans ce premier roman, les souvenirs d’une enfance en milieu ouvrier alternent avec les instantanés d’une journée de travail au fast-food… Dire l’aliénation, sans pathos, en phrases sèches et rythmées.

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    Mes livres du mois de novembreUn fils comme un autre, Eduardo Halfon, traduit de l’espagnol par David Fauquemberg (La Table ronde-Quai Voltaire)

    Le thème de la paternité court d’une nouvelle à l’autre de ce recueil de l’écrivain guatémaltèque… pour nous emmener subtilement vers des parages inattendus – et terrifiants.

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    Mes livres du mois de novembreOrdre de survivre, Julian Semenov, traduit du russe par Monique Slodzian (Éditions du Canoë)

    Très célèbre jadis en Union soviétique, l’écrivain russe mort en 1993 inventa un héros-espion, qu’on trouve ici infiltré au plus haut de l’État nazi agonisant. Personnages historiques, triple et quadruple jeu, monde étouffant du totalitarisme… Le récit halluciné et saisissant d’un cataclysme.

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    Mes livres du mois de novembreLe Professeur d’anglais, Mathieu Pieyre (Arléa)

    Hommage à un enseignant des années 1970, « mort de la maladie d’amour propre à l’époque » suivante, ce premier roman croise le genre du tombeau et le roman d’éducation. Un brin surécrit, mais subtil.

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    Mes livres du mois de novembreDans les rêves, Delmore Schwartz, traduit de l’anglais par Daniel Bismuth (Rivages)

    Encore des nouvelles, et un autre auteur culte. Il chanta le New York d’entre les deux guerres, la Grande Dépression, la génération perdue, dans une prose éblouissante et digne de Henry James.

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  • www.fond-ecran-hd.netVoilà ce qu’on appelle un auteur culte. C’est-à-dire, comme bien souvent, un auteur méconnu. Au début des années 1960, à l’université de Syracuse (État de New York), il a été le professeur de Lou Reed, et chacun tient tant à le rappeler qu’on dirait que c’est là son principal titre de gloire. Une préface signée du chanteur de Berlin ouvre d’ailleurs le volume publié par Rivages, préface qui ne nous apprend rien hors le culte que vouait son auteur à Delmore Schwartz. Heureusement, il y a aussi une postface, de Thierry Clermont, pour nous donner quelques détails sur cet écrivain né en 1913, mort en 1966, qui connut la notoriété, puis la décadence et une fin sordide sous le signe de l’alcool, de la drogue et de la schizophrénie. Entre-temps, il avait écrit de nombreuses nouvelles, de la poésie, tenu un journal, été admiré de Bellow, de Nabokov et de Borges. On dispose de quelques traductions de ses œuvres, parues aux Éditions du Rocher.

     

    Et, à présent, donc, il y a, chez Rivages, ce gros volume rassemblant plusieurs récits sous un titre inspiré par le premier d’entre eux, C’est dans les rêves que les responsabilités commencent. Texte prisé des connaisseurs, mais, à mon humble avis, pas nécessairement le meilleur de ceux qu’on trouve ici, bien qu’il mêle quelques-uns des grands thèmes de Schwartz : le cinéma, le monde urbain, les rapports de l’individu à son image, à sa famille, à l’Histoire dont elle est issue.

     

    Méandres et arrière-plans

     

    Que trouve-t-on, par ailleurs, dans ce recueil ? Le récit d’un réveillon (1937-1938), celui d’une remise de distinctions à la fin d’une année universitaire, celui d’une soirée au cinéma, d’autres encore caractérisés par une forme singulière de dinguerie et par un usage plus ou moins rigoureux des unités de lieu et de temps. Mais on trouve aussi, plus inhabituelles, d’une certaine manière, de longues histoires montrant l’évolution au cours des années de familles ou de groupes entiers d’amis. Partout, l’auteur déploie un art éblouissant de la parole rapportée, dialogue ou soliloque, qui pourrait l’apparenter de loin à Salinger. C’est cependant à un autre écrivain américain que, curieusement, on pense surtout : James, cité avec ironie par un des personnages comme répugnant « à admettre qu’on puisse prendre toute personne ou toute chose telle qu’elle se présente ». De fait, si on y songe, c’est bien pour les méandres, admirablement rendus par la traduction, auxquels se plaît Delmore Schwartz, ceux de l’écriture comme ceux d’une psychologie toujours à double ou triple arrière-plan. Exemple : « Si Shenandoah décela l’ironie sous-jacente et chercha à la tenir pour négligeable, il se méprit cependant sur sa véritable provenance. Il crut qu’Arthur le tenait pour incapable de composer autre chose que des dialogues satiriques, malentendu inspiré par la crainte que ce ne fût exact ».

     

    Le contraste entre la sophistication de la prose et du propos et le quotidien souvent familial et petit-bourgeois qui lui tient lieu de sujet est au principe d’un humour pas forcément chargé d’intentions satiriques ou critiques. Quand satire il y a, c’est celle du monde universitaire ou des jeunes intellectuels affichant, par manque de confiance en eux-mêmes, une autosatisfaction un tantinet pathologique. L’un d’eux, commentant une de ses pièces : « Ici, dans cette scène, (…), ignorance et ironie sont introduites avec une habileté qui me hisse au rang de souverain parmi les dramaturges de langue anglaise ».

     

    « Personne ne se voit »

     

    Ces jeunes gens sont la génération d’après : elle succède à celle des parents, juifs d’Europe centrale arrivés jeunes en Amérique, et elle subira de plein fouet la Grande Dépression, dont l’ombre s’étend sur la plupart de ces nouvelles. Ils portent ce qui est sans doute le grand motif de l’œuvre. Car qui ou que sont-ils ? Ils n’ont pas les souvenirs ni l’enthousiasme de leurs pères, mères, oncles et tantes, dont ils écoutent les discours avec un mélange d’agacement et de nostalgie. Broyés par la crise, insatisfaits de leur sort, ils se considèrent volontiers comme « des ratés » (« mais il n’empêche que je n’éprouve aucune inclination pour les seules formes de réussite qu’on nous propose actuellement »).

     

    « Perte ou (…) manque d’identité », mais aussi angoisse à l’idée que « nul ne sait ce qu’il représente pour les autres » car « personne ne se voit » : la question de l’identité, historique et individuelle, parcourt tous les récits et unifie souterrainement le recueil. C’est elle qui imprime à l’écriture son étrange et fascinante claudication, entre raffinement quasi ironique et trivialité quotidienne. C’est elle aussi qui fait la modernité, dont le décor obsédant du New York de l’entre-deux-guerres est la métaphore – « la métropole étroite et haute de toutes parts (…), la métropole au ventre veiné par les noirs souterrains du métro, avec ses tours et ses ponts grandioses, la métropole, insensible et dénuée de sens ».

     

    P. A.

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  • photo Pierre AhnneVoilà en tout cas un livre singulier. C’est le moins qu’on puisse dire, et son grand mérite. D’abord, où le ranger ? Dans le genre du tombeau ? Ce serait le plus évident, le « premier roman » de Mathieu Pieyre se donnant explicitement comme un hommage post mortem de l’auteur au professeur d’anglais de ses dix-sept et dix-huit ans. Professeur, plutôt, « d’américain », tout juste revenu de Californie, « où, à la fin des années 1970, un nouveau monde était en train de naître »… On s’en doute, notre tombeau est aussi bien un récit d’éducation, comme l’annoncent d’ailleurs, dès les premières pages, l’évocation du Grand Meaulnes et le retour fortuit du narrateur dans le lycée (de garçons) où il a jadis été élève, avec sa cour et son préau. Et, bien sûr, dans le face-à-face entre celui qui parle et « cet adolescent qui fut [lui] et qu’[il] interroge à travers le temps », c’est également, avec le portrait d’une époque, un autoportrait qui se dessine.

     

    Un autoportrait en lecteur, avant tout. Ce que « Monsieur Wilder » révèle à l’élève studieux de ces années lointaines, c’est On the Road, Manhattan Transfer, Tristram Shandy, bien d’autres livres, parmi lesquels un roman de William Maxwell, The Folded Leaf, donné par le professeur à son disciple, fait figure de « gage » et, au moment de l’écriture, de relique.

     

    « pit, pat, pot »

     

    « Tant de mots que je lui dois »… Ce professeur de langue a été un professeur de mots, et des chapitres entiers sont consacrés aux émerveillements du lycéen d’alors découvrant les vocables anglais par séries allitératives : « pit, pat, pot », « bag, bog, beg, bug », et autres « sky, sly, spy, shy ». Du goût des mots à celui de l’écriture il n’y a qu’un pas, et on comprend vite qu’« en évoquant Monsieur Wilder » le locuteur-narrateur suit un chemin ouvert autrefois devant lui par celui-là même dont il parle. « Devenu, à son instar, un-homme-qui-aim[e]-les-mots », il ne nie pas faire de son idole « un personnage », voire prolonger et amplifier une « légende ».

     

    Initiation plutôt qu’éducation, en somme. Et, par-delà les beautés de la langue de Shakespeare, à tout ce qui s’ouvrait de nouveau et de bouleversant à l’époque – « qu’il invitât certains de ses élèves chez lui, qu’il les emmenât au cinéma, qu’il leur prêtât des livres ou des disques (…), qu’il leur parlât de libération sexuelle, d’émancipation des minorités, de mouvements antimilitaristes… »

     

    « guy, goy, gay »

     

    « De libération sexuelle »… La révélation essentielle et le véritable objet du livre ne sont jamais explicitement désignés mais sont là partout. Sur la page qui évoquait Alain-Fournier, on entend aussi le nom d’Oscar Wilde, et l’écho qu’il éveille avec le nom de « Monsieur Wilder » (« plus "wilde" que Wilde »). Par la suite, les indices se multiplient : « guy », « goy », « gay » font suite à « pit, pat, pot » ; notre bon élève « demand[e] quelque précision linguistique » sur l’emploi de « naked par opposition à nude » ; composant un jour le numéro du professeur, il entend le message suivant : « For Patrick, press one, for Yannis, press two »…

     

    « Tout ne doit pas être dit, il est des choses qu’on garde par-devers soi », commente-t-il, des années plus tard. Rien n’a eu lieu, mais notre ami, parfois, « but[ait] sur des mots, comme le ferait une caresse sur un corps rencontrant la proéminence d’un muscle » ; et on ne peut s’empêcher de penser que, par sa seule présence, le jeune enseignant des années 1970 a éveillé chez son élève d’autres émotions que purement linguistiques. La grâce du livre est de ne pas le dire, et de laisser le lecteur, à la recherche d’un secret vite évident, mener, d’un détail lâché comme en passant à l’autre, son enquête. Enquête que vient redoubler et mettre en abyme celle du narrateur lui-même, qui découvre, vingt-cinq ans plus tard, dans le Monde, un « in memoriam » rappelant, avec une citation de Faulkner, la mort, il y a « vingt ans déjà », de « Monsieur Wilder ». Installé entre-temps à New York, l’ancien lycéen se rue, dès son premier retour à Paris, à « la bibliothèque de la rue Saint-Guillaume », pour y consulter les archives. Où il trouve, d’année en année, un chapelet d’autres annonces du même type et d’autres citations, jusqu’au premier faire-part signalant la disparition, à quarante ans, de son héros, « mort de la maladie d’amour propre à l’époque ».

     

    « Art topiaire »

     

    Tout cela, par sa retenue même et ses détours, par la vénération vouée à un enseignant, par le goût du langage écrit, par le ton, semble heureusement loin de l’air du temps. Surtout par le ton. Gide aussi est nommé, bien sûr, au détour d’une page. Et l’écriture va parfois, dans la littérarité, plus loin que celle du maître – jusqu’à frôler à l’occasion le kitsch : « Sa barbe drue, blonde tirant vers le roux, dont il jouait sur la surface de ses joues et de son menton avec l’attention d’un aficionado de l’art topiaire soignant un bosquet de buis… »

     

    Disons-le : cette revendication ostensible du style rend d’autant plus gênantes les négligences qui déparent parfois le texte – parmi lesquelles la confusion entre imparfait et passé simple est la plus courante. Mais ne soyons pas malveillant avec un livre qui sort si délibérément des sentiers battus. Par son enthousiasme pour le beau langage et par ses trébuchements mêmes, il est encore dans son grand thème : l’adolescence. Car Le Professeur d’anglais aurait aussi bien pu s’intituler, comme le dernier roman de Mauriac, autre styliste, Un adolescent d’autrefois.

     

    P. A.

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  • www.pinterest.frD’habitude je ne lis pas de romans d’espionnage. Mais, là, c’est spécial. Les Éditions du Canoë nous font, dans ce domaine, faire un singulier pas de côté, et les pas de côté sont toujours salutaires.

     

    La maison née en 2017 après la disparition de La Différence, et dont le catalogue compte des noms aussi divers que ceux d’Adonis, de Michel Chaillou, d’Henri Raczymov ou de Jacques Roubaud, paraît s’être donné pour mission de rendre justice à l’œuvre de Julian Semenov. Trois titres (1) sont déjà parus, voici le quatrième. Qui est Julian Semenov ? demanderez-vous, et la question à elle seule résume ce qui fait en partie l’intérêt de l’entreprise. Né en 1931, mort en 1993, l’homme est jeune sous le stalinisme. Exclu de l’Institut d’études orientales en 1952 après l’arrestation de son père, il pratique la boxe clandestine avant de reprendre ses études lors de la déstalinisation. Il enseigne, devient le beau-frère de Nikita Mikhalkov et d’Andreï Kontchalovski, est correspondant dans le monde entier – de presse ; et peut-être aussi d’autres organes… En tout cas, Youri Andropov l’autorisera, pour nourrir son œuvre, à consulter des archives en général secrètes. C’est Antoine Volodine qui le dit, dans une préface où il rappelle à juste titre le rôle joué par l’URSS pendant la Seconde Guerre mondiale, mais qui fait entendre aussi quelquefois des accents un peu gênants en cette période de conflit russo-ukrainien.

     

    Un héros parmi les scorpions

     

    Passons. Revenons à notre auteur. En 1968, son premier roman, La Taupe rouge, connaît un succès considérable, que viendra amplifier en 1973 une adaptation télévisée suivie avec passion par des millions de Soviétiques. Célébrité. Amitiés internationales – Graham Greene, Edward Kennedy, Chagall… Une espèce de nouvel Ilya Ehrenbourg, en somme, et un héros de roman en soi.

     

    Son héros à lui, celui qui revient dans une quinzaine de romans, c’est Maxime Issaïev, tchékiste du temps de Dzerjinski, à qui Semenov a consacré un ouvrage historique en quatre tomes. Dans le volume qui nous intéresse, Issaïev s’appelle von Stierlitz, est en apparence colonel dans la SS, et a réussi sous cette fausse identité à infiltrer les cercles les plus étroits du pouvoir nazi, d’où il informe « le Centre », à Moscou. Nous sommes au printemps 1945. « L’Allemagne n’est pas un pays, mais un énorme panier de scorpions ». Himmler négocie en secret avec les Américains, Müller, chef de la Gestapo, qui a démasqué Issaïev-Stierlitz, envisage de l’utiliser pour prendre contact avec les Soviétiques… « C’[est] la loi du chacun pour soi ; (…) les alliances ne se [font] que pour obtenir un profit momentané (…), elles [sont] aussitôt défaites lorsque se profil[e] une nouvelle alliance sur la route frénétique du sauve-qui-peut ». L’OSS, future CIA, avance dans le dos de Roosevelt les premiers pions de la guerre froide. Et Stierlitz « marche le long d’une mince corde tendue entre deux immeubles de dix étages ».

     

    Tout cela est aussi peu romanesque que possible. De temps en temps Semenov semble cependant se rappeler les lois du genre, ce qui nous vaut un rapide épisode féminin, un extraordinaire interrogatoire sous sérum de vérité, ou un récit halluciné de la mort de Hitler dans son bunker.

     

    « Des liens étranges et invisibles »

     

    Car le Führer est un des personnages, comme Bormann, Müller, déjà nommé, et bien d’autres, qui figurent dans un index fort bien fait, en début de volume. L’essentiel est le jeu embrouillé et menteur de tous ces gens-là, les conversations qu’ils ont entre eux ou avec le héros, leurs hésitations, leurs revirements, leurs efforts pour organiser leur fuite en Argentine et pour exploiter le conflit qui se dessine entre États-Unis et URSS. On suit sans toujours tout comprendre (je parle pour moi), ce qui n’amoindrit en rien la fascination que suscite, comme toujours, la situation d’espionnage, combinée ici à celle qu’éveille immanquablement la description d’un système totalitaire.

     

    Notre fascination, c’est aussi celle de Semenov, qu’on sent cependant s’appuyer sur une documentation exceptionnelle, concernant des faits qui, moins souvent évoqués en Occident, n’en sont pas pour autant sérieusement contestables. La question, évidemment, qui ne quitte pas le lecteur, est celle de savoir si le romancier songe toujours au seul nazisme quand c’est du nazisme qu’il parle… Jamais rien directement contre Staline (lequel intervient, comme Roosevelt, Hoover ou Dulles…), mais une évocation élogieuse du maréchal Toukhachevski (2), une mention de Trotski, un poème de Pasternak longuement cité. Autant de signes qui indiquent la position particulière de Semenov, tant comme écrivain que comme citoyen soviétique.

     

    Cette dernière catégorie, qu’on le veuille ou non, a rassemblé longtemps des millions de personnes, et les romans de Semenov dont paraît aujourd’hui la traduction ont le mérite de nous le rappeler, comme de bousculer certains réflexes de pensée peut-être trop solidement implantés chez le lecteur grandi à l’Ouest. Tout en portant une vision du monde que tous peuvent partager, par-dessus les frontières : « Tout en ce monde est interconnecté par des liens étranges et invisibles, grands et petits, risibles et tragiques, vils et nobles ; parfois, telles ou telles interférences de destin ne se prêtent à aucune explication logique (…), pourtant ce côté apparemment accidentel est en réalité l’une des constances cachées du développement ». Les récits de l’auteur russe offrent de cette « interconnexion » un équivalent littéraire, d’une puissance peu commune.

     

    P. A.

     

    (1) La Taupe rouge (2019), Des Diamants pour le prolétariat (2020) et Opération Barbarossa (2021)

    (2) Héros de la guerre civile, éliminé par Staline en 1937

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  • twitter.comEncore un ouvrage qu’on n’aborde pas sans une certaine appréhension. Le titre, déjà, peut inquiéter. Et l’inquiétude se confirme quand on lit la note de l’auteur, écrivain guatémaltèque dont plusieurs romans ont déjà été traduits et publiés chez le même éditeur. « Les histoires qui composent ce livre ont été écrites au cours des cinq dernières années, autrement dit les cinq premières années de la vie de mon fils », dit-il. Et d’ajouter : « un fils qui m’oblige désormais à écrire en tant que père »… Complaisance, attendrissement, mièvrerie, on peut  tout craindre. Mais il faut savoir quelquefois aller au-delà des apparences, et affronter virilement les périls. On est souvent récompensé. Le livre d’Eduardo Halfon en est la preuve.

     

    Circoncision et pou géant

     

    Le fil de la paternité court bien au long des dix-huit courts récits qui le composent. Soit que le narrateur y parle de son fils, soit que ses propres père ou grands-pères y fassent des apparitions, soit qu’il évoque son enfance à lui, sa jeunesse, les expériences qui l’ont conduit à l’âge adulte ; soit, enfin, que les pères dont il est question soient ceux de leurs œuvres – artistes, écrivains, surtout, dont l’auteur lui-même. Celui-ci, en effet, ne cherche pas à se cacher, dans cette entreprise qui pourrait sans doute s’apparenter à quelque chose comme de l’autofiction. Et on reconstituerait sans mal, à partir de ce puzzle, sa vie : enfance au Guatemala dans sa famille juive, migration aux États-Unis pour fuir la violence politique, études, retour au pays avec un diplôme d’ingénieur (« Je n’avais pas choisi ce cursus (…). On l’avait choisi pour moi »). Découverte de la littérature, séjour initiatique et catastrophique à Paris. Voyages en Europe – l’Espagne, Bruxelles, Berlin, où Halfon vit aujourd’hui.

     

    Et, dans tout ça, pas une once de sentimentalité ou de mièvrerie. Le ton des récits mettant en scène l’enfant est donné par le premier, Une petite entaille : on le croit consacré à la naissance ; c’est de la circoncision qu’il s’agit. Plus loin, dans Lecture sage, où l’on voit le petit garçon prendre au hasard un livre dans la bibliothèque de son père et feindre de le lire pour imiter celui-ci, on n’apprendra qu’en chute le titre de l’ouvrage : La Mort du père, de l’écrivain portugais José Luis Peixoto. Dans Le Dimanche dans l’Iowa, nous assistons à une tentative d’initiation de l’enfant aux concerts classiques, et découvrons au passage qu’il préfère jouer, dans le hall d’entrée à être « un pou géant ».

     

    Abîmes

     

    La mort ou l’inquiétante étrangeté neutralisent tout ce qui pourrait inciter à l’attendrissement. On est souvent au bord du fantastique (voir Aquarium, récit d’une bien étrange soirée à la cinémathèque de Bruxelles, ou Quelques secondes à Paris, où le narrateur dit avoir été sauvé de la détresse, et, peut-être, de la folie, par la vision étonnamment précise d’un mollet féminin [« Je pourrais le dessiner »]). Le suicide constitue presque un second fil conducteur. Raconte-t-on un Premier baiser ?... L’histoire finit par une overdose. Et quand ce n’est pas de la mort qu’il s’agit directement, c’est du corps souffrant ou mutilé – la circoncision, voir plus haut, les effrayantes injections dans les fosses nasales imposées à l’auteur adolescent pour soigner ses allergies (Histoire de mes aiguilles).

     

    Mais souffrances et mutilations ne sont pas toutes rituelles ou médicales. Après de premiers récits consacrés au fils de l’auteur ou à l’enfance de celui-ci, Le Lac fait intervenir, comme en passant, un médecin jadis enlevé et torturé par les militaires. À partir de là nous entrons dans une suite de textes qui nous emmènent jusqu’au plus profond de l’horreur, avec Beni, histoire d’un village massacré et incendié par les kaibiles, « commandos d’élite de l’armée guatémaltèque ». On ne revient ensuite que progressivement à des thèmes moins angoissants et plus personnels. Cependant l’avant-dernière nouvelle, Le Dernier Tigre, se termine par l’évocation des plaques commémorant, dans une gare berlinoise, le départ des juifs pour la déportation. Et le dernier, La Marée, raconte comment le père de l’auteur échappa de peu à la noyade dans son enfance.

     

    La boucle est bouclée, liant paternité et mort, en une construction brillante qui place au cœur du recueil la tragédie historique et politique d’un pays. Il ne faudrait pas cependant en déduire que la tonalité est toujours la même : chaque texte passe de l’humour au tragique ou au semi-fantastique dans une juxtaposition apparente dessinant en fait des détours parfaitement imprévisibles, mais nécessaires, autour d’un centre quelquefois seulement suggéré, ou révélé au dernier moment par la chute.

     

    La chute : c’est peut-être le maître-mot secret de ces nouvelles. Non qu’elles y sacrifient toutes. Mais le lecteur qui s’y engage doit savoir qu’il ne sera jamais à l’abri des abîmes – et le risque d’y choir, dont l’auteur joue en virtuose, est ici un principe de construction. Sous l’enjouement, l’enfance, l’auto-ironie souriante de qui revoit de loin son passé, sous le bonheur d’être père… il y a des trappes.

     

    P. A.

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