• www.centrepompidou.frC’est « son onzième roman », dit la quatrième de couverture. Les dix ouvrages cités en tête de volume étaient donc tous des romans aussi ? En tout cas, N’être personne (Verticales, 2017), dont j’ai parlé il y a cinq ans (voir ici), n’en était déjà pas plus un que le Totalement inconnu de cette rentrée. Le premier intérêt de ce qu’écrit Gaëlle Obiégly réside, à l’évidence, dans les distorsions qu’elle impose à un genre dont ne restent guère chez elle que le nom, et les débris : anecdotes, saynètes, souvenirs, choses vues, éléments d’autoportrait… À quoi s’ajoutent toujours ces réflexions qui étouffaient un peu le livre de 2017. Je l’avoue, je n’avais pas été tout à fait convaincu par l’histoire de cette hôtesse d’accueil accidentellement enfermée dans les WC de son entreprise tout un week-end et notant, sur le papier qu’elle avait sous la main, mille choses, dans un désordre apparent qui restait souvent du désordre. Où on relevait beaucoup d’opinions laissant transparaître celle, flatteuse, que la locutrice semblait avoir d’elle-même. On ne peut plus lui reprocher cela. En cinq ans, notre auteure a clairement progressé dans le domaine de l’humour, y compris à son propre propos. Mais elle continue à aimer les idées…

     

    Obéir

     

    Celle qui parle ici, toujours plus en locutrice qu’en narratrice, est aussi toujours hôtesse d’accueil. Elle écrit. Et compte prononcer, on ne sait trop dans quel cadre, la conférence qu’elle rédige, et où elle évoque des événements advenus depuis que, cinq ans plus tôt, en 2015, « une voix a surgi » dans son esprit « pour [lui] faire des annonces et [lui] donner des instructions ». Elle raconte en chemin toutes sortes d’incidents, de rencontres, de souvenirs, liés ou non à la période de confinement où le pays est plongé. Il est en particulier question du soldat inconnu : « Il loge en moi, c’est comme un implant, une grosse écharde. Il m’oblige à écrire, ce n’est pas tellement agréable. Mais je n’ai que ce moyen pour connaître mes pensées ». De là à considérer que « la voix » est celle de cet hôte, qui n’est peut-être au fond que la conférencière elle-même…

     

    En tant que « réceptionniste », elle est, dit-elle, « une sorte de domestique ». Et, en tant que telle, elle obéit, aux injonctions de sa « voix » comme au flux des pensées qui se succèdent en elle par associations libres. Exemple : le soldat inconnu, paradoxe, « existe moins » du fait de son article défini, qui fait de lui une abstraction. « Tandis que le déterminant un façonne le soldat » et en « fait quelqu’un ». Le grand-père de notre amie, maréchal-ferrant de son état, façonnait, quant à lui, des rambardes et des portails. Et parlait de Verdun à sa petite-fille …

     

    Héberger

     

    De page en page, un réseau s’élabore, qu’on parcourt en repassant à plusieurs reprises par les mêmes points, lesquels renvoient chaque fois dans une autre direction, comme autant de flippers dans un billard électrique. Page 58, la locutrice, enfant, découvre le Pont-Neuf alors que celui-ci est sous l’emballage de Christo : « Il me révélait l’existence de ce pont en le faisant disparaître ». Page 167, la même, des années plus tard, va à l’enterrement de son psychanalyste, dont elle découvre la personnalité à travers les discours tenus à son sujet pour l’occasion…

     

    « Aucune fiction n’atteindrait le niveau de ce qui me traverse et dont je suis très peu l’autrice », dit-elle. Domestique, mais, donc, d’abord, hôtesse. D’accueil, et également en ce sens qu’elle accueille et héberge… toutes sortes de corps étrangers : celui du soldat inconnu ; la nourriture et les lectures lorsque, enfant, « lire et manger étaient [ses] deux passions » (« Il fallait me remplir ») ; « des choses inconscientes », également, ou, mieux, des connaissances jamais acquises. La causeuse aborde ce thème sous un angle franchement et audacieusement philosophique : « Certaines choses que je ne connais pas, je les connais quand même, comment est-ce possible ? » Problématique kantienne s’il en est, d’ailleurs Kant, avoue-t-elle, l’a « excitée » dans sa jeunesse (« Je me revois, haletante, en train d’étudier le concept de liberté sans d’abord y rien comprendre »). Ce même Kant dit, en gros, « qu’il y a ce que je peux connaître et il y a le soldat inconnu ». Oui mais quand on abrite le soldat en question dans les replis de sa propre conscience…

     

    La méditation ne se développe évidemment pas ici sous la forme d’une « dissert ». Elle prend celle, ambulatoire, de l’association d’idées, et progresse par son seul mouvement. Pour en arriver à : « Notre âme est déterminée par des états antérieurs d’elle-même » ; et à : « J’aurais très bien pu être la montagne, une flaque d’eau, un bouc, n’importe quoi ». Idées qui, en elles-mêmes, ne séduiraient ni par leur originalité ni par leur nouveauté si elles n’étaient justement le produit d’une écriture singulière. Ce n’est ni celle du monologue intérieur ni celle du ressassement obsessionnel, tendance Thomas Bernhard ou Samuel Beckett. Elle est trop discursive pour cela. Gaëlle Obiégly, ou la voix qu’elle emprunte, rédige une conférence, on l’a dit, un discours – et tout, micro-récits, fantaisies, épisodes souvent drolatiques, la ramène toujours au discours, comme commentaire et comme réflexion. Le présent de généralité est son originalité. Et son point faible. Car on n’est pas tout à fait sûr de vouloir s’intéresser à ses idées mais on s’intéresse à la façon dont elle les tisse. Si bien qu’on est toujours tenté de sauter plus loin, au-delà de chacune d’elles, pour voir où elle nous mène plutôt que ce qu’elle nous dit. Peut-on faire l’un sans l’autre ? Oui et non. C’est le dilemme du lecteur. À Gaëlle Obiégly de le résoudre. Le peut-elle, cependant, sans renoncer à la contradiction où son originalité se fonde ? C’est le dilemme de l’auteure. De quoi écrire encore au moins onze « romans »…

     

    P. A.

     

    Illustration : Paul Marcel Dammann, Étude pour une  médaille au soldat inconnu, 1925

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  • www.nippon.comOn est prié d’ admirer la performance. Celle de l’auteur, bien sûr. Celle de la traductrice, laquelle, si on lui avait laissé plus de temps pour cet énorme travail, aurait certainement éliminé les multiples fautes de français qui émaillent son texte… La performance, enfin, sans fausse modestie, du lecteur. Car cette « œuvre culte » d’un auteur célèbre en son pays, déjà adaptée sous forme de manga et au cinéma, est un thriller de plus de 500 pages, où tout se déroule avec une lenteur fatidique, mais extrême. On pourrait penser que ce n’est pas dans mes cordes. D’ailleurs, ce ne serait pas dans mes cordes, n’étaient le Japon d’une part et, de l’autre, le monde de l’école – par conséquent, de l’adolescence.

     

    Uniforme mis à part, un lycée nippon ne semble pas très différent d’un lycée français. Pour peu qu’on ait eu l’occasion de les fréquenter, on reconnaîtra les mêmes élèves, défilant ici dans un carillon de prénoms exotiques, innombrables mais remarquablement individualisés et dessinés ; l’administration, comme il arrive, défaillante ; et, pour occuper sa place, ce personnage accablant mais répandu : le jeune enseignant dynamique. Ici, il s’appelle Hasumi. Soucieux de ses élèves, populaire et démagogue, il sait se rendre indispensable à tous. Au début, cependant, rien d’autre à lui reprocher. Le premier malaise survient quand on le voit éliminer un corbeau gênant, qui ne cessera dès lors de revenir le hanter. Ensuite, c’est un chien. Ensuite…

     

    Pères défaillants

     

    Un art consommé du point de vue et le jeu virtuose des flash-back révèlent peu à peu la longue traînée de cadavres déjà laissée derrière lui par notre héros. Et ce n’est rien à côté de tous ceux qui vont suivre… Impossible d’en dire plus, mais on peut sans déflorer l’intrigue s’interroger sur les enjeux, et sur ce qui explique qu’on tienne jusqu’au bout, même quand, comme c’est mon cas, on n’éprouve pas de fascination particulière pour l’hémoglobine. Serait-ce que, comme le prétend la quatrième de couverture, l’ouvrage fait « la critique féroce (…) d’une société enfermée dans ses codes, sa hiérarchie sociale et ses traditions passéiste » ? J’avoue qu’arrivé au bout de ce gros volume j’ai toujours du mal à voir où nicherait tout ça. Il est certain que l’auteur n’aime pas beaucoup l’école, cette « arène où seule règn[e] la loi du plus fort » : prof de maths assassin, proviseur complice, infirmière nymphomane, enseignants ivrognes, brutaux, séducteurs, voire violeurs ; et un prof de sciences nat d’anthologie, qui dissèque les scarabées en gloussant, « hi hi hi hi ! hu hu ! »… Mais les adultes en général ne sont clairement pas à la hauteur, et la police n’a rien à envier au corps enseignant. Disons donc que cette fable, parfaitement invraisemblable et assaisonnée à la sauce grand-guignol, montre des jeunes gens trop dociles confrontés à la faillite de pères absents et de mères même pas mentionnées. Le seul aîné à se soucier d’eux est un tueur psychopathe.

     

    Est-ce bien un tueur psychopathe ? Il n’est « pas sadique » et ne goûte pas spécialement l’acte même de tuer. C’est sans doute ce qui le rend redoutable. « La souffrance d’autrui ne provoqu[e] pas de plaisir particulier chez lui ; simplement, il n’en [a] absolument rien à faire ». Dès lors, tout pour lui est problème à régler. « Tu réagis aux autres comme tu réponds à un examen : en choisissant la solution qui te rapportera le plus de points », lui dit un professeur (au moins un !) qui l’a percé à jour dès son adolescence. Et lui-même, avant d’exécuter une de ses victimes, se livre à une petite séance d’introspection : « Dans beaucoup de cas, il s’avère que l’homicide représente la solution la plus simple à un problème donné. Or, la majorité des gens hésitent à s’y résoudre. On a peur d’être arrêté par la police, ce genre de choses… Moi, cela ne me freine pas. Je suis comme les athlètes de sports extrêmes ».

     

    Catharsis

     

    Si on a le sens de l’humour (noir), on sera sensible à l’effet comique de cette accumulation exponentielle de meurtres variés à l’infini dans leur mode d’exécution. Peut-être aussi partagera-t-on avec Hasumi un peu du plaisir qu’il éprouve, et dont la métaphore récurrente du puzzle donne une idée : quelle solution, se demandera-t-on à chaque fois, cet hyper-rationaliste trouvera-t-il à son « problème » ? Car qui n’a jamais rêvé de se débarrasser des casse-pieds de façon radicale ? Voilà l’occasion de satisfaire par procuration ces tendances condamnables, l’excès même interdisant ici de culpabiliser sérieusement.

     

    Tout cela justifie la monstrueuse ampleur du récit. Faut-il par ailleurs y voir un brûlot socio-historique, et faire du prof sanglant le produit d’un contexte donné ? Rien dans le livre ne va vraiment dans ce sens. Hasumi surgit de rien, et n’en est que plus terrifiant. Il est le mal du titre, flanqué d’un noir corbeau.

     

    P. A.

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  • photo Slavka Miklusova

     

    Comme je l’avais annoncé, mon nouveau roman, Faust à la plage (Vendémiaire), paraît aujourd’hui, jeudi 6 octobre. On devrait donc le trouver désormais dans toutes les bonnes librairies.

     

    Pour en savoir plus cliquez ici ou ici.

     

     

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  • photo PIerre AhnneDans une profession de foi qui mériterait d’être relue par un de leurs correcteurs, les éditions Sinope, jeune maison néanmoins sympathique et dynamique, annoncent, sur leur site, leur intention de « redonner de la valeur au texte lui-même ». Comment ne pas adhérer à un tel programme ? Et comment ne pas se pencher avec intérêt sur un catalogue qui propose, à côté d’auteurs d’aujourd’hui, Edmond Jaloux, Léon Frapié, Rosny aîné – sans compter Mirabeau, Élisée Reclus ou Zamiatine… ?

     

    Après deux livres chez Arléa, c’est sous la couverture de cet éditeur, dont le credo cité plus haut lui va bien, qu’Hélène Veyssier publie son troisième roman. Avec elle, décidément, ombre et lumière jouent un grand rôle : celles des tableaux, comme dans Comme une ombre portée (Arléa, 2019, voir ici) ; celles des souvenirs et des rêves peuplant des vies en clair-obscur, sur lesquelles, comme dans Jardin d’été (Arléa, 2020, voir ici), persiste à planer un événement inaugural.

     

    Passés superposés

     

    Quel événement étend son ombre sur l’existence d’Agnès, jeune, puis moins jeune prof de fac ? Est-ce le suicide d’Antoine, cet ancien ami d’enfance devenu amant pour une nuit, à qui elle venait d’envoyer une lettre disant « qu’elle ne ressent[ait] rien pour lui qui puisse conduire à de l’amour » ? Ou est-ce plutôt un de ces jeux vécus jadis avec Antoine sur le viaduc désaffecté et interdit, à Orsay, chez les grands-parents ? À moins que ce ne soit le départ du père de la petite Agnès, alors qu’elle lui avait crié deux jours plus tôt : « Papa, je ne t’aime plus, va-t-en »…

     

    Retour du passé, superpositions, ressemblances, échos de toute sorte mettent ce récit, où l’influence du romantisme allemand se confirme, aux confins, jamais franchis, du fantastique. Il y a un jeune autostoppeur qui ressemble au défunt Antoine, et un jeune galeriste qui, bien qu’étant son neveu, ne lui ressemble pas. Le père d’Agnès était peintre, Antoine peignait. Au mur du psy qu’elle va voir quelque temps, Agnès se reconnaît dans un tableau de Hopper montrant une femme assise devant une fenêtre ouverte. Dans la galerie du galeriste, elle découvre un tableau d’Antoine où elle reconnaît son enfance…

     

    Viaduc

     

    Le récit avance ainsi porté par des objets, des paysages, des images que leur insistance, dans le texte comme dans la mémoire du personnage, chargent d’un sens énigmatique : « vitre (…) striée de gouttelettes », « rampe de bois verni avec au niveau du premier palier une griffure dans sa courbe », signifiants au sens quasi lacanien, que semble unir et résumer l’image obsédante du viaduc – « "du latin via la voie et ducere conduire" avait dit l’institutrice ». Où conduit le viaduc d’Agnès, à travers une vie où, de l’extérieur, il ne se passe à peu près rien, mais où tout prend un sens qui s’exprime dans les bouffées d’anxiété, les rêves, les monologues intérieurs parents de ceux de Nathalie Sarraute ? C’est l’histoire d’un cheminement à l’aveugle, lequel mène pourtant (ou justement), avec l’aide d’un tableau miraculeux, du neveu, de sa galerie, à une révélation, et avec elle à la fin de l’enchantement qui transissait la vie de l’héroïne : non, elle n’était « pas coupable » ; « tout revient, tout s’agrège, puzzle reconstitué ». Cette libération débouche sur une fin trop heureuse avec Polynésie de carte postale (mais c’est un peu exprès), sur laquelle on passera vite. L’essentiel reste la musique obsédante d’une écriture toute en demi-tons, et l’impression subtile d’un mystère qu’aucun dénouement ne pourrait complètement dissiper. Le mystère d’une vie… Comment ferait-il place à la pleine lumière ?

     

    P. A.

     

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  • www.mamawax.frOh, il pourrait compter 200 pages de moins, peut-être… Mais pas plus. Si les 600 pages du roman d’Antonio Soler peuvent sembler un peu excessives, une longueur minimale était nécessaire sauf à estomper ce qui fait sa force : l’excès, justement, ou, pour être plus précis, la frénésie.

     

    Celle du récit en tant que tel, d’abord. Une ville dans le sud de l’Espagne… C’est le petit matin et, sur un terrain vague, le quasi cadavre d’un homme gît, déjà parcouru par des armées de fourmis. 600 pages plus loin, la veuve de cet homme à présent trépassé fume sur son balcon et regarde la nuit sur la mer. Entre-temps, on aura fait la connaissance d’une bonne cinquantaine de personnages, représentant toute la diversité possible en fait d’âge, de classes sociales, de sexe et d’orientations sexuelles. Ils se connaissent ou pas, indirectement ou de près. Il y a Céspedes, vieillissant, désabusé, mis dehors par son épouse et passant une journée avec celle qui sera peut-être sa dernière conquête. Il y a Jorge, « le lâche », et Ismael, « le fou », avec leur mère, Amelia, réceptionniste dans un hôtel et couchant avec le gérant dans la voiture de ce dernier. Il y a leur cousin, Floren, avec son employé, Pedroche, tyrannisé par Belinda, sa femme, énorme et ravagée par des délires mystiques. Le Bambin Olmedo avec son acolyte, Tato, qui voleront audit Pedroche l’argent et les bijoux donnés par son épouse au curé, lequel venait de les restituer à leur propriétaire. Raimundo, avec Eduardo, musiciens des rues et drogués. Dioni, l’homme du terrain vague, dont la femme savait depuis longtemps où le menaient ses errances nocturnes mais va devoir à présent l’expliquer à leur fils, Guille…

     

    Dans la fourmilière

     

    Leurs histoires se recoupent ou se déroulent en parallèle. On passe de l’un à l’autre, et ces va-et-vient accentuent l’impression de les voir s’agiter frénétiquement tandis qu’ils se désirent, se haïssent, se tuent, sur fond de paysage urbain le plus souvent périphérique et sinistre. Tissant, comme les fourmis, « un réseau mobile toujours plus ample (…) sur un sol surchauffé ». Car la folie du climat s’ajoute à celle des hommes : le terral souffle sur la ville, « un vent du désert, desséché, qui (…) vide tout de la moindre trace d’humidité », si bien qu’il « suffirait de frotter une allumette pour que l’air s’enflamme ».

     

    C’est l’enfer, peint par un Jérôme Bosch hispanique et d’aujourd’hui. Dans le grouillement de la cité-fourmilière, les sept péchés capitaux, ainsi que tous les autres, se déchaînent : avidité, violence, obsession sexuelle omniprésente jetant chacun dans la poursuite de son propre plaisir, avec un égoïsme absolu. Tous ou presque pourraient faire leur la devise de l’un d’entre eux, « composée de deux chapitres. I : Je peux me le permettre, et II : Je le mérite ».

     

    Tous ou presque sont méchants et malheureux, dans un monde que le chaos des choses, des actes et des pensées teinte d’absurde, d’ironie grinçante et d’humour noir. « Les tétons de Lori » sont « de petits animaux dont seul le museau dépasse (…) du terrier ». Yubri, qui, épris de sa sœur, vient d’assassiner leur père, lequel la violait, « écart[e] le chien du sang » en se demandant « si dans la prison le même coiffeur que lors de son incarcération précédente ser[a] toujours là »…

     

    Réseau

     

    Ce dernier exemple est particulièrement emblématique de l’écriture de ce roman choral, où la frénésie est aussi et d’abord celle du texte, admirablement rendue par la traduction de Guillaume Contré. Hyperréalisme confinant au lyrisme, art consommé du dialogue comme du monologue intérieur – comment s’en étonner, s’agissant d’un auteur « membre fondateur de l’Ordre littéraire des Finnegans, qui se réunit à Dublin tous les 16 juin pour le Bloomsday » ? Mais, surtout, c’est la virtuose construction en « réseau » qui illustre et déploie une grande question joycienne : celle du contraste entre discontinuité du langage et continuité au moins apparente du monde, doublée ici d’une autre contradiction, entre isolement des consciences et fonction homogénéisante de l’instinct, tant social qu’animal. Notre auteur exhibe et organise ce double conflit en usant de multiples techniques lors du passage d’un personnage et, donc, d’une ligne narrative, à l’autre : ruptures, contrastes, mais aussi faux parallèles, glissements par reprise d’une phrase ou par la répétition d’un nom propre…

     

    Málaga (si la ville natale d’Antonio Soler est celle qu’il faut imaginer ici) n’est pas Dublin, certes. Pourtant, à lire Sud, elle en semble, compte tenu des différences de climat, de culture, d’imaginaire, étrangement proche. Et 600 pages, après tout…

     

    P. A.

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