• Guerre, Louis-Ferdinand Céline (Gallimard)Il faut quand même bien en parler… J’ai beau être assez peu porté sur l’actualité littéraire, on n’exhume pas tous les jours le roman quasi achevé d’un des auteurs les plus importants du siècle passé. Parlons-en, donc. Sans revenir sur l’histoire ressassée ad nauseam du manuscrit disparu et redécouvert. Mais sans omettre de s’interroger au passage sur le curieux statut de Céline aujourd’hui. Plus d’hésitation à son sujet : qu’il incarne une des figures possibles du grantécrivain ne fait pas de doute, et l’omniprésence de l’ouvrage, jusque sur les rayons des supermarchés, constitue en soi une injonction à le lire. D’autres artistes, écrivains ou non, sont moins bien traités, qui en ont plutôt moins fait en tant qu’hommes que l’auteur des Beaux draps et de Bagatelles pour un massacre.

     

    Chair brute

     

    En même temps, une telle vénération ne va pas sans ambiguïté. Le texte de Guerre paraît dans la collection blanche précédé d’un avant-propos le reliant à la vie de l’auteur, suivi d’une notice le situant dans l’œuvre, accompagné de feuillets manuscrits reproduits, flanqué d’un index des personnages et d’un lexique « de la langue populaire, argotique, médicale et militaire », où l’on apprend avec le plus vif intérêt qu’une badine est « une canne flexible et légère », mais aussi, avec plus d’étonnement, que bouffer peut aussi vouloir dire « augmenter le volume sonore ». Tant d’apparat critique et de solennité va bien dans le sens de la sacralisation, mais tant de sacralisation ne va pas sans un peu de mauvaise conscience ou de crainte des malentendus. Elles affleurent dans les pudeurs de Pascal Fouché évoquant au passage « les écrits polémiques » de l’auteur, ou de François Gibault, exécuteur testamentaire et proche de Lucette, déplorant qu’après la Première Guerre mondiale, « l’Allemagne et la France, ces deux nations chrétiennes, n’[aient] pas attendu plus de vingt ans pour se jeter une nouvelle fois l’une sur l’autre »…

     

    Venons-en cependant à ce qui devrait seul importer quand on parle de littérature : le texte. Si l’on n’a plus lu de Céline depuis quelque temps, on éprouve à nouveau, quand on s’y plonge, le vieux choc, devant son invraisemblable violence. Celle, d’abord, du propos, que le titre résume. Elle règne sur le champ de bataille, où Ferdinand, au début du récit, erre, blessé, parmi les cadavres d’hommes et de chevaux. Mais aussi à l’hôpital où il se retrouve ensuite parmi les éclopés, les gradés fusilleurs, les infirmières nécrophiles portées sur l’amputé. Car la guerre, c’est le champ libre laissé au corps en tant que chair brute. Sexuée, aussi bien, et la sexualité est ici une obsession, qui s’étale dans la crudité absolue, très loin de Metoo. « Il m’avait pas menti, elle était bandatoire de naissance. Elle vous portait le feu dans la bite au premier regard » ; « Qu’elle aille se faire tasser par ses nègres »… et ainsi de suite, je puise, soucieux de ménager les oreilles sensibles, dans ce qu’il y a de plus rose.

     

    Poésie et abjection

     

    On est dans le monde des pulsions. Ferdinand, qui, comme ce fut le cas de l’auteur, souffre d’acouphènes permanents depuis sa blessure, résume : « J’ai attrapé la guerre dans ma tête ». Et, un peu plus loin, il risque cet art poétique : « J’ai appris à faire de la musique, du sommeil, du pardon et, vous le voyez, de la belle littérature aussi, avec des petits morceaux d’horreur arrachés au bruit qui n’en finira jamais ».

     

    « Des petits morceaux d’horreur »… Guerre, c’est le roman du corps morcelé (« Je m’étais divisé en parties tout le corps. La partie mouillée, la partie qu’était saoûle, la partie du bras qu’était atroce,… »), et du sujet schizé (« Je ne savais plus où mettre mes esprits, devant ou derrière, et dedans j’étais trop mal »). Dans un ouvrage (1) où elle cite beaucoup Céline, Julia Kristeva parle de « l’abjection », en littérature, comme d’une tentative de retour vers un en-deçà du symbolique. Ici, on est bien dans ce registre de l’abject, qui est aussi, pour Céline, le vrai. Les « cons », tels les parents de Ferdinand, accourus à son chevet, vivent dans le mensonge : « Ils ne concevaient pas ce monde d’atrocités, une torture sans limite. Donc, ils le niaient ». Mais la guerre a ouvert les yeux du héros sur le monde — « Le coup qui m’avait tant sonné si profondément ça m’avait comme déchargé d’un énorme poids de conscience, celui de l’éducation, comme on dit, ça j’avais au moins gagné ».

     

    Impossible, dès lors, de continuer à parler « une grande langue de cons ». Ce qui frôle les limites du langage exige un style nouveau, inouï, et la violence du propos n’est en fin de compte, bien sûr, que celle de l’écriture. Du vocabulaire, lequel passe, dans l’ordurier, les bornes admises en moyenne. De la syntaxe, déjantée, chaotique, le morcellement de la phrase répondant à la confusion du réel. Une poésie saisissante et toujours un peu hallucinée naît parfois de cette langue sinistrée : « À gauche défilait le canal bien endormi sous les peupliers pleins de vent. Il s’en allait en zigzag murmurer ces choses là-bas jusqu’aux collines et filait encore tout le long jusqu’au ciel qui le reprenait en bleu avant la plus grande des trois cheminées sur la pointe de l’horizon »… Mais elle suscite aussi le comique, irrésistible (« Elle me maintenait fermement le cornet du soufflant sur le blaire » ; « Je me bute jusqu’au trognon, le mont Blanc sur roulettes me ferait pas bouger »…). La mort fait rire, on le sait depuis Freud. Le corps aussi, Rabelais le montre bien. Et c’est aussi cela, Céline : un Rabelais noir. Sans humanisme.

     

    P. A.

     

    (1) Pouvoirs de l’horreur, Seuil, 1980

     

    Illustration : La Guerre, tableau du Douanier Rousseau, 1894

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  • www.notrecinema.comJohn Monk Saunders est lui-même un héros de roman. La formule, convenue, ne doit pas tromper. Je ne pense pas à ces aventuriers romanciers, London, Malraux…, mais à ces anti-héros de romans sans vrais héros, tels ceux qui donnèrent leurs lettres de noblesse à la trop fameuse génération perdue.

     

    De fait, Saunders a été proche de Fitzgerald et de Zelda, laquelle, indique Philippe Garnier dans sa précise et complète introduction, lui proposait une paire de ciseaux pour se castrer et régler ainsi l’essentiel de ses problèmes. Comme celle de l’auteur de Tendre est la nuit, sa vie mêle de bout en bout échec et gloire. En 1917, engagé dans l’armée de l’air, il se trouve confiné dans un rôle de moniteur. Le voilà ensuite boursier à Oxford, puis scénariste à Hollywood, où il connaît des succès éclatants, avec Les Ailes, de William Wellman (1927) et La Patrouille de l’aube, de Howard Hawks (1930). Il est la coqueluche du milieu, et l’époux de Fay Wray (celle de King Kong). Puis vient la chute : infidélités, violence, alcool, il défraie la chronique au point d’être banni de la Mecque du septième art. On le retrouve pendu chez lui en 1940.

     

    « Comme des balles tirées… »

     

    Entre-temps, il avait publié, en 1931, un roman qui lui avait valu d’être aussitôt accusé de plagiat, tant les points communs entre Single Lady et Le soleil se lève aussi, de Hemingway, (1926) sautaient aux yeux. Ce qui n’empêche pas le livre de Saunders d’être adapté, l’année de sa publication, par William Dieterle, sous le titre de The Last Flight (Le Dernier Vol).

     

    Une bonne partie de l’intérêt qu’on peut prendre à la lecture de l’ouvrage vient, il faut l’avouer, de ce qui semble y ressortir à l’art du pastiche. Certes, ici, pas de blessure de guerre affligeant le héros d’une impuissance aussi symbolique que réelle. Mais la guerre (de 1914-1918) est bien passée sur les cinq personnages masculins. Ces cinq jeunes Américains promis à un bel avenir sont « comme des balles tirées » : « Elles avaient décrit une belle trajectoire, haute et arquée. Maintenant elles étaient retombées sur terre ». Shep, par exemple, a « le système nerveux en compote » ; « Il faudrait qu’il renaisse » mais il n’en prend pas le chemin ; à force de boire, « est-ce qu’il ne gâche pas sa vie ? » ; « Oh non », répond un autre personnage, « il fait ce qu’il doit faire ».

     

    Tous font ce qu’ils doivent, ou peuvent, faire dans un monde où « le temps, depuis la guerre, est au point mort ». Ne reste donc plus qu’à traîner, à Paris, entre le Claridge et le Carlton, en absorbant des quantités d’alcool dont les plus aguerris d’entre nous n’oseraient pas rêver. « Une douzaine de martinis » n’effraye pas nos héros, « une vingtaine de fines » non plus. Et s’ils se croient parfois poursuivis « par des hordes d’étranges créatures » ou sont réveillés le matin « par une explosion sèche, brûlante et aveuglante », tant pis.

     

    La belle et les cinq chevaliers

     

    Toujours comme chez Hemingway, on franchit les Pyrénées. Mais c’est pour aller chercher un trésor perdu (sans succès, bien sûr) au Portugal, pays moins tragique que l’Espagne, et où les courses de taureaux, au contraire de celles de Pampelune, longuement décrites dans l’autre roman, ont des airs de farce. Quant à l’antisémitisme qui s’étale sans vergogne dans le livre du Prix Nobel 1954, il est remplacé ici par un solide racisme à l’américaine, qui ne pense pas à mal (à propos d’un cireur de chaussures portugais : « Qu’est-ce que c’est que ça ? — Ça, c’est un croisement entre un singe et un humain, avec une pincée de bouc en plus »).

     

    Bref, on pourrait croire que Le Dernier Vol, c’est Le soleil se lève aussi en plus gentil. Il y a pourtant une différence : Nikki, la single lady du titre original. Rencontrée dans un bar (forcément…) à la première page, elle devient aussitôt l’âme du groupe. « Si dépendante de leur présence à tous, elle leur appart[ient] à tous et n’appart[ient] à aucun ». On ne sait pas d’où cette très jeune femme tire son argent (les autres non plus, d’ailleurs), mais elle a de quoi payer une suite au Carlton et possède des tortues à la carapace « sertie de brillants ». Sa présence, de façon générale, a quelque chose d’un peu féerique, quand elle écume les bars avec ses cinq chevaliers servants, chacun amoureux d’elle à sa manière, et dont les désirs se neutralisent en s’entrecroisant.

     

    L’art des surfaces

     

    Quant à elle, pourtant, même si elle le nie, « chaque fois qu’elle mentionne Cary sa voix baisse de deux octaves ». Et c’est bien Cary qu’elle rejoindra, à la fin, pour une chute inattendue et aussi allégorique que l’était la blessure dans le roman d’Hemingway, dont elle propose un équivalent dédramatisé et audacieux.

     

    Entre-temps, le tragique aura quand même fait irruption. Tragique absurde, évidemment, et qu’on remarque à peine, pas seulement parce que Saunders emprunte aussi à son modèle sa forme d’écriture factuelle et elliptique. L’originalité du Dernier Vol est de suggérer le vide par le jeu des surfaces plutôt que par celui des profondeurs. L’arrière-plan désespéré n’y affleure qu’en de rares endroits, l’espace d’une remarque en passant, d’un éclair. Le reste du temps, le faux enjouement règne et une mondanité déglinguée occupe toute la place. Ça ne rend pas la lecture plus prenante. Mais ça rend peut-être le roman encore plus sombre.

     

    P. A.

     

    Illustration : photo tiré du film de William Dieterle

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  • photo Pierre AhnneVoici un livre singulier. Il est déjà paru en 2006, et le même éditeur le republie aujourd’hui après deux autres du même auteur. Lequel, nous indique-t-on, est « romancier, poète et horloger ». Mais d’abord écossais, semble-t-il.

     

    Dès la première page, on s’étonne. Impossible de comprendre si le crépuscule dont il est question est celui de l’aube ou celui du soir. On est tenté d’incriminer les traducteurs. D’autant plus qu’ils paraissent penser que « lunatique » veut dire en français demeuré, croient qu’orbe est féminin, et ne reculent pas devant des phrases telles que celle-ci : « C’était comme une mission de profonde affection qui faisait disparaître les obstacles opposés par les collines et la bruyère à la puissance des pas de l’homme ».

     

    Orphée sur les falaises

     

    Seulement il y a aussi de très belles réussites dans la traduction de Bernard Hoepffner et Catherine Goffaux. Comment ne pas s’incliner devant « les minces stries citriques du soleil levant », par exemple ? Alors, peut-être ne faut-il pas s’étonner si une tempête qui débute au « petit matin » souffle « pendant plusieurs heures » puis s’éteint « peu avant l’aube ». Alasdair, le héros, a après tout un rapport bien particulier au temps : « Y avait-il un passé et un avenir dans sa vie, ou bien son existence répétitive n’était-elle qu’une longue extension du présent ? »… Depuis la mort de son père et le départ de son frère, cet être lui-même étrange vit seul avec ses bêtes dans un village abandonné, sur une île, à l’ouest de l’Écosse, où il gagne sa vie frugale en pêchant le homard. Regardons-le se déplacer : « Il avançait en roulant, apparemment mû par une force irrésistible, chaque épaule tombant exagérément au rythme d’amble de ses souliers sur le sol, presque comme si Alasdair n’avait jamais appris à marcher. Et pendant tout ce temps-là ses yeux brillants regardaient autour de lui avec folie de sorte qu’il paraissait à peine voir où il marchait ».

     

    Le narrateur ajoute ailleurs : « Jamais il n’avait douté du lieu où il vivait ». Un lieu qui est ici un personnage à part entière : dans le monde d’Alasdair, pas de solution de continuité entre l’homme et la nature, et pas davantage entre les différents éléments qui la composent. Retrouvant le soir ses animaux, il « éprouv[e] une joie neuve à converser avec eux », et un des plus beaux passages est celui où, trayant sa vache, il entre dans une sorte d’extase qui s’exprime en une longue « psalmodie chantonnée ». Attirés par le chant de ce nouvel Orphée, « les moutons et les poules, la buse qui tourn[oie] » s’approchent, les brebis sont « figées par la fascination », « les oiseaux de toute sorte se rassemblent ».

     

    Rude éden

     

    Dominic Cooper, pour nous faire pénétrer dans cet univers sans limites, adopte une curieuse forme d’omniscience. S’il reste tout près de la surface d’êtres opaques à eux-mêmes, il ouvre la notion de point de vue à tout ce qui existe : animaux (« Les moutons avaient l’impression de marcher sur un lit de galets quand ils se déplaçaient [dans l’herbe gelée] »), mais aussi eau ou air — les vagues « explos[ent] avec hostilité » ou, au contraire, « avec une délicate allégresse », voire « avec soulagement » ; le vent est « plein de sautes d’humeur ». La lumière, sur ces falaises sans arbres et livrées tout entières au soleil et aux embruns, est un personnage essentiel. Et, « donjons crénelés des rochers noirs », « fougères rouillées », « bruyère couleur prune », « tweed épais des nuages », les paysages, qui pourraient sembler désolés, sont ici frémissants de vie.

     

    Y a-t-il d’autres héros que les forces de la nature, dont le héros lui-même, on l’a vu, fait partie ? Peu. Le cadre comme l’action sont réduits à l’essentiel, et leur caractère épuré contraste avec l’incroyable richesse que parvient à en tirer l’auteur. Tout est très lent, très progressif, sans que le lecteur trouve jamais le temps long, pris qu’il est, lui aussi, dans le perpétuel présent d’Alasdair. Mais son rude éden n’en est pas moins, comme tous les édens, menacé. Il y a An Sionnach. Cet étranger, venu « du Nord » s’installer avec sa femme dans ce coin perdu, « n’est pas un homme qu’on p[eut] juger à la même aune que les autres ». Devant lui, Alasdair éprouve « le respect de l’incompréhension et de la crainte d’une chose inconnue », en même temps qu’« un peu de mépris ». D’où vient la haine que le nouveau venu lui voue, et qui les entraînera tous deux, au fil d’une impressionnante accélération finale, dans une lutte à mort ? Nous aurons deux explications. La première, donnée par « la femme » elle-même, psychologique et faussement paradoxale : « Il ne supporte pas d’entendre parler de toi et de ta bonne vie, lui qui est hargneux et jaloux ». Mais Alasdair lui-même voit dans l’intrus « un agent envoyé » de l’extérieur pour détruire son mode de vie, devenu inadmissible. Et cette seconde possibilité donne une grandeur plus biblique qu’historique à ce livre que je disais au début singulier. Singulier, il l’est, sans aucun doute. Et magnifique.

     

    P. A.

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  • www.la-poze-travel.comÉpique, tellurique, prométhéen, voilà le roman de Michel Moutot en trois mots. Trois gros adjectifs pour un gros livre, tout entier contenu en son titre. La « mythique » Route One parcourt la côte Pacifique des États-Unis, de la Californie aux confins de l’Oregon. Là, il s’agit plus particulièrement du tronçon Los Angeles/San Francisco, édifié entre 1935 et 1937. « La partie la plus délicate », qui doit traverser des montagnes escarpées dominant la mer. Et passer (le roman commence) par les terres du bien nommé Hyrum Rock, fermier mormon farouche dont le grand-père, puis le père ont construit un ranch difficile à atteindre au milieu d’un vaste domaine. Polygame et propriétaire d’une mine d’or ignorée qui a pour beaucoup contribué à sa fortune, le troisième des Rock tient d’autant plus à rester à l’écart de la civilisation. Il fera tout pour détourner ou au moins pour ralentir la progression de cette « Pacific Coast Highway » censée mettre « le point final à (…) la conquête de l’Ouest ».

     

    En face de lui, Wilbur Tremblay, abandonné à sa naissance, adopté enfant par un couple d’Américains moyens, jeune ingénieur brillant, à la tête du chantier. Entre lui et le mormon, la lutte à mort se compliquera et s’intensifiera encore lorsque Wilbur tombera amoureux d’Amelia, la fille aînée de Hyrum, violée régulièrement par celui-ci depuis son adolescence.

     

    À coups de rochers…

     

    Une histoire simple, somme toute. Pour la raconter, l’auteur met en place un dispositif compliqué, remontant jusqu’à l’arrivée en Californie de Rock l’aïeul, en 1847, dont le récit alterne avec celui de l’enfance puis de la jeunesse de Wilbur, et avec l’avancée semée de péripéties de l’ouvrage d’art, vue par les yeux de divers personnages. Un de ces va-et-vient de rigueur aujourd’hui, qu’il est permis de trouver un petit peu vain. On se prend à rêver d’un majestueux déroulement chronologique, lequel conviendrait aussi bien tant à l’évocation d’une route qu’à la traversée de tout un siècle, de la Ruée vers l’or à la Grande Dépression.

     

    Dans ce roman qui doit beaucoup au cinéma, on trouve aussi une fumerie d’opium, les triades, la mafia, les casinos de Las Vegas… Toute une histoire de l’Amérique, en bref, stylisée, mais assez pittoresque et précise dans les détails pour embarquer le lecteur. Cette histoire se trouve résumée en deux figures que tout oppose : le pionnier fondamentaliste, rétrograde et ancré dans la terre, face à l’homme nouveau, insoucieux de ses origines, tout entier tourné vers l’avenir. Ils ne se rencontreront cependant que très tard dans le livre. En attendant, ils s’y affrontent indirectement, et à coups de rochers. « Une mante religieuse de bois et de métal, avec son long bras articulé capable d’abattre en un souffle le travail de dix hommes, (…) se fraye un chemin à flanc de montagne ». Mais, la nuit, des saboteurs à la solde du fermier réactionnaire font sauter ce qu’elle a créé : « rochers qui s’entrechoquent, tonnes de terre qui dégringolent, fracas des pierres et des roches qui plongent dans l’océan »…

     

    La nature des choses

     

    Voilà pour l’épopée, laquelle ne va pas sans quelques discours explicatifs plus ou moins intégrés au récit — Moutot, qui est journaliste, a le souci d’informer. C’est pourtant une épopée tout de même, indéniablement, qui met aux prises, plus que des hommes, la technique et la nature (voilà Prométhée). La splendeur de l’une est rappelée sans cesse : pentes vertigineuses « au-dessus des vagues qui roulent sur les rochers et lèvent un voile d’écume irisé par les rayons du soleil », « forêt de séquoias », « torrent qui chante », phoques, grizzlys… C’est néanmoins l’autre surtout qui fascine, avec ses « géantes d’acier », ses « dizaines de tonnes de métal » et ses exploits. Qui fascine et qui gagne : grâce à l’action d’« hommes intrépides, des rêveurs ou des fous », les ponts suspendus s’élèvent, les barrages résistent « à la pression de milliards de mètres cubes d’eau », enfin la Route du titre est tracée, quitte à « faire sauter des pans de montagne (…), aplanir des collines, creuser défilés et tunnels ». C’est la défaite du polygame tyrannique et incestueux chargé ici du rôle d’homme de la nature, et le triomphe du jeune homme éduqué et sympathique incarnant la puissance de la technologie et le progrès. Le moins qu’on puisse dire est que le livre de Michel Moutot ne s’inscrit pas dans l’air du temps, ce qui au moins nous change.

     

    L’essentiel n’est pourtant peut-être pas à chercher dans le potentiel débat d’idées, pas plus que parmi les personnages tout d’un bloc, dans la manière des romans d’aventures. Les vrais héros, ce sont la terre et les machines. Les choses. Naturelles ou fabriquées par l’homme — mais l’homme, d’autres l’ont dit avant moi, fait aussi partie de la nature. Disons qu’il s’efface ici pour laisser le premier rôle à la matière. Et le choix d’une telle héroïne est sans doute la seconde originalité d’un livre qui ne joue peut-être le classicisme qu’en apparence.

     

    P. A.

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  • Ma dernière pièce, Dis-moi qui tu hantes, a été reprise les 21 et 22 mai derniers à Strasbourg, où Astrid Ruff et Pierre Kretz nous accueillaient dans la cave où ils ont l’habitude d’organiser des spectacles (voir ici).

     

    Nous avons dû, évidemment, adapter la mise en scène à ce lieu très différent du Théâtre de l’Île-Saint-Louis, à Paris, où nous avions joué au mois de mars (voir ici), mais qui s'est révélé magnifiquement théâtral.

     

    Voici quelques images de cette nouvelle version. Elles sont toutes d'Albert Weber, que je remercie chaleureusement.

     

     

     

    Quelques images de ma pièce à Strasbourg

     

    Markus Fisher et Marion Hérold

     

     

    Quelques images de ma pièce à Strasbourg

     

    Marion Hérold et Jeanne Gavalda

     

     

    Quelques images de ma pièce à Strasbourg

     

    Quelques images de ma pièce à Strasbourg

    Markus Fisher et Marion Hérold

     

     

    Quelques images de ma pièce à Strasbourg

     

    Jeanne Gavalda

     

     

    Quelques images de ma pièce à Strasbourg

     

    Les comédiens et l’auteur

     

     

    Quelques images de ma pièce à Strasbourg

     

    Après le spectacle...

     

     

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