• www.piccadilly-time.comÉté 1968 : on tourne un film à Brighton. Anny, la vedette, venue des États-Unis, entame avec l’acteur principal, Troy, une liaison qu’elle devra cacher à son amant officiel, Jacques, philosophe français et « radical ». Mais elle est relancée par Cornell, terroriste évadé de prison et un peu allumé, son ancien mari, qui lui réclame de l’argent. Elfrida, romancière considérée un temps comme « la nouvelle Virginia Woolf », est en panne d’inspiration et alcoolique depuis des années. Les infidélités de son époux, Reggie, le réalisateur, n’arrangent rien. Elle envisage de se relancer avec un roman dont elle a déjà le titre : « Le Dernier Jour de Virginia Woolf », mais personne, ni agent ni éditeur, n’est intéressé. Talbot, le producteur, doit faire face aux innombrables difficultés et contretemps du tournage. Ce père de famille, ancien combattant sexagénaire, s’efforce en même temps, assez mal, de dissimuler son homosexualité. Cependant son activité professionnelle « s’effrit[e] », et son associé essaie de l’arnaquer.

     

    Anny, Elfrida et Talbot constituent Le Trio. On adopte alternativement le point de vue de chacun d’eux, partageant leurs déboires et les efforts qu’ils font pour s’y soustraire, au gré d’intrigues multiples, sinueuses et entrelacées et au contact de nombreux autres personnages. Les Anglais savent faire ça (1). Et William Boyd, qui a du métier, excelle dans l’art de la construction virtuose, s’en amusant lui-même en fignolant des chutes pleines de suspense à chaque fin de chapitre.

     

    « Cacher son jeu »

     

    Bien sûr, il y a de la satire sociale. C’est l’histoire d’un tournage, le monde du cinéma en prend pour son grade. Et ce roman bourré de citations, de références et de pastiches n’épargne pas complètement la vie littéraire non plus. Bien sûr aussi, c’est très drôle. L’écrivain britannique tire des obsessions et des addictions de ses héros des ressources comiques inépuisables. Ainsi d’Elfrida, qui remplit de vodka des bouteilles de vinaigre blanc préalablement vidées (marque Sarson’s) et pour qui la nécessité de prendre un verre est de l’ordre de l’idée fixe. Quoique la tendance soit assez générale, et que personne n’hésite à se servir un whisky « pour s’aider à atteindre » un « état mental d’indifférence sereine ». Là aussi, on sent que William Boyd connaît son sujet.

     

    On le sent également quand cet homme qui vit entre Londres et la France évoque Paris. En août 1968, on n’y perçoit déjà plus guère l’impact des événements, dont c’est tout juste si, en Grande-Bretagne, on a entendu parler. Certains y sont plus sensibles au changement de législation qui, depuis 1967, laisse enfin les homosexuels libres de vivre au grand jour leur préférence. Ce récit qui est aussi le tableau d’une époque comprend trois volets, dont le premier, le plus important, s’intitule Duplicité. Faut-il en conclure, avec la quatrième de couverture, que là est le grand sujet du livre ? Il est de fait que chacun dissimule quelque chose, et que l’homosexualité, qui a longtemps obligé Talbot à « cacher [son] jeu », a ici une valeur emblématique. Le même Talbot admire d’ailleurs les Japonais d’avoir « un terme pour désigner le moi de la sphère privée et un autre, complètement différent, pour le moi qui existe dans le monde ».

     

    « Lisez donc un roman ! »

     

    C’est pourtant peut-être Elfrida qui touche à l’essentiel, quand elle déclare : « Les gens sont opaques, complètement mystérieux. Même ceux qui nous sont le plus chers sont des livres fermés. Si vous voulez savoir à quoi ressemblent vraiment les êtres humains, ce qui se passe dans leur tête derrière ce masque que nous portons tous, alors lisez donc un roman ! » Dans le roman de William Boyd, qui se termine par un happy end dans deux cas sur trois seulement, il y a, plutôt qu’un vrai trio, deux héros et demi. La vedette de cinéma reste en retrait. Les véritables protagonistes, ce sont Elfrida, l’écrivaine, qui cherche à tuer le fantôme de Virginia Woolf et y arrive si bien qu’elle finira par renoncer à écrire, et Talbot, le producteur… qui est peut-être aussi le vrai romancier. Ce personnage, un peu en marge malgré l’importance de son rôle, voit tout et tout le monde à une certaine distance, et quelqu’un le compare à Dirk Bogarde parce que, comme lui, il semble « perc[er] tout le monde à jour » (« Comme si vous saviez distinguer la vérité du mensonge »).

     

    Le rectangle « d’un doré acide » ou « jaune citron » que le soleil matinal revient à plusieurs reprises dessiner sur les murs des chambres renvoie, évidemment, à l’écran de cinéma mais aussi, et peut-être surtout, à la page de livre. William Boyd, lequel est aussi scénariste et réalisateur (2), semble prendre ici le cinéma et son univers comme métaphore de la superficialité et de l’éphémère. Sans que ce soit jamais dit explicitement, son livre constitue, au contraire, un vibrant éloge des pouvoirs de la littérature. Et le bonheur de lecture qu’il apporte est, en soi, le meilleur argument.

     

    P. A.

     

    (1) Voir, par exemple, Joseph Connoly, Vacances anglaises, traduction Alain Defossé (L’Olivier, 2000)

     (2) La Tranchée, 1999

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  • www.metexco.frEncore quelqu’un qu’on ne présente plus : tous les lecteurs de ce blog savent en quelle estime je tiens l’écrivaine anglaise, dont Belfond a entrepris de rééditer les œuvres, déjà publiées dans les années 1970-80, notamment par Bourgois. Après Des femmes remarquables (2017) et Comme une gazelle apprivoisée (2019), voici, toujours dans la collection [vintage], Les Ingratitudes de l’amour, roman paru en 1961, et en 1988 pour la première édition française (Bourgois, la même — excellente — traduction).

     

    Entre sherry et Ovaltine

     

    Quoi de neuf chez Miss Pym ? Dans ce livre comme dans les autres, les héroïnes sont des célibataires un peu au-delà de la trentaine, qui se livrent à d’obscures tâches universitaires — ici, correction d’épreuves et, surtout, établissement d’index, pour des ouvrages rédigés par des hommes (« Il y a peu de tâches plus déplaisantes que d’établir un index pour quelqu’un qui ne compte plus pour vous »). Elles rêvent de mariage, tout en hésitant fortement, prévenues par les fâcheux exemples qui fleurissent dans leur entourage.

     

    En attendant de se décider, elles s’abandonnent à une passion du quotidien qui place le récit de leurs aventures quelque part entre le Nouveau Roman et l’inquiétante étrangeté. On croise des « femme[s] (…) à l’air féroce », dont les « clavicules saill[ent] nettement de l’encolure échancrée de [leur] chemisier ». Occasionnellement, un « petit caniche orné de pierreries » est « épinglé au revers du tailleur de tweed gris » qui constitue leur uniforme. Et il est question de haricots à la tomate, de radiateurs, de plantes… On boit du sherry, voire du gin, d’innombrables tasses de thé, et de l’Ovaltine, tant il est vrai que « les soucis de l’existence s’apaisent souvent au moyen de boissons bien chaudes à base de lait ». L’humour, on le constate, est toujours là, mêlant absurde (tendance Carroll) et sarcasme acéré envers un certain mode de vie britannique.

     

    Car aucun roman de Barbara Pym n’est exactement comme les autres, et celui-ci se signale d’abord par une attention plus marquée à la période historique dans laquelle il s’inscrit. On est à la fin de la première moitié de la carrière de l’auteure, dont on se souvient qu’elle prend fin en 1963, pour renaître, inopinément, en 1977, après qu’un article la mentionnant l’a remise en lumière. Ce récit paru en 1961 juxtapose étrangement une ambiance très XIXe siècle (« Tout cela ressemble fort à un roman victorien », remarque un des personnages), et de soudaines apparitions de jeunes filles à talons hauts, coiffées de « choucroutes » et dansant le rock and roll.

     

    « La vie des autres »

     

    Autre singularité : l’intrigue, encore plus impossible à résumer que d’habitude. Et pas uniquement parce que, comme toujours, elle se perd avec délices dans des incidents minuscules. On trouve ici toute une galerie de personnages, féminins mais aussi masculins, issus de la bourgeoisie intellectuelle comme, parfois, de classes plus populaires. On passe de l’un à l’autre au gré de souples changements de point de vue, et ils vont, viennent, se croisent, hasards et coïncidences tissant une toile virtuose semée d’annonces d’une subtilité quasi subliminale.

     

    Une figure se détache pourtant : Dulcie, curieux mélange de lucidité douce-amère et de fraîcheur naïve. À un « colloque savant », elle fait la connaissance de Viola, peu aimable et résolument égocentrique. Toutes deux sont prises d’une vraie fascination pour Aylwin Forbes, directeur de revue que sa femme vient de quitter. En proie à leur obsession, les voilà lancées dans une enquête aux buts de plus en plus incertains, qui les amènera à rencontrer Neville, le frère pasteur d’Aylwin, leur mère, qui tient sur la côte sud-ouest un vieil hôtel d’anthologie, bien d’autres gens…

     

    À la fin, tout le monde ou presque trouve l’âme sœur, sauf Dulcie, bien sûr — à moins que… ? Elle ressemble sans doute beaucoup à Barbara Pym, cette héroïne à l’imagination toujours en éveil. Mentionne-t-on devant elle une invalide ? Aussitôt, elle voit « une personne à l’air pincé mais courageuse, refusant le pathétique, assise bien droite dans son lit fait au carré ». Suggère-t-on la visite d’une exposition ? Elle s’imagine immédiatement « en train de naviguer dans la galerie, de confortables chaussures plates aux pieds ». « J’adore faire des découvertes sur les gens », proclame-t-elle, s’avouant in petto qu’il est « tellement moins risqué et tellement plus confortable de vivre à travers la vie des autres ». Dispositions qui la conduisent parfois à jouer le rôle de « confidente, comme dans les pièces des grands classiques français ». Mais qui font surtout d’elle une manière de « détective privé » ou, évidemment, de romancière.

     

    Dulcie passe son temps à (r)écrire la vie des autres et la sienne. D’où son impossibilité à vivre pour de bon. Mais d’où, aussi, la tonalité unique du récit qui nous est fait de son existence en suspens, mélancolique et désopilant pastiche des genres les plus résolument romanesques (le policier, le roman sentimental) contaminés par un goût presque effrayant du dérisoire. Dans l’œuvre de la grande Britannique, ces Ingratitudes de l’amour sont peut-être d’abord un art poétique.

     

    P. A.

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  • clergetblog.comIls sont deux : Wynn et Jack. On passe sans heurts du point de vue de l’un à celui de l’autre, dans ce roman construit de façon aussi simplement linéaire que le suggère son titre, et auquel cette alternance semble d’abord imprimer l’allure nonchalamment balancée qu’on prêterait volontiers à l’objet y tenant le rôle principal : le canoë. Jack et Wynn sont copains de fac. Le premier a « choisi de faire lettres » mais envisage d’être « guide nature » tout en créant « des installations et des sculptures » quelque part « dans une grange ». C’est un fils de la bourgeoisie aisée. L’autre a grandi dans une ferme, a « arraché des veaux à des utérus sanguinolents à l’aide d’une chaîne » et « veut devenir architecte ». Tous deux ont « dépensé la moitié de leurs économies dans les billets d’hydravion » pour rejoindre, dans le nord du Canada, une rivière qu’ils ont entrepris de descendre à la pagaie.

     

    Torsion et moulinet

     

    Ce n’est pas leur coup d’essai. Nos gars ont de l’entraînement. Et du matériel, longuement détaillé, comme dans Les Travailleurs de la mer : « couvertures de survie », « allumettes imperméables », « repas lyophilisés », « miroir de signalisation » ; « 2 matelas de randonnée standard ; 1 tente pour deux personnes Sierra Designs » ; etc. Plus, évidemment, deux cannes à pêche. Et une carabine avec lunette de visée.

     

    L’auteur, « poète », mais aussi « grand reporter nature et aventure », et « adepte des voyages à sensations fortes », connaît son sujet. On apprend des tas de choses sur l’art de « fixer le moulinet en plaçant son pied sur l’encoche du manche [de la canne à pêche] » ou sur la manière dont « le pagayeur arrière termine le mouvement par une légère torsion du manche [de la pagaie] », au fil de ce roman bourré de références littéraires et qui s’inscrit dans une tradition américaine bien balisée : celle de London, qui, étrangement, n’est pas cité, au contraire de Twain ou de Thoreau. Inutile de dire que la nature tient là le premier rôle : son silence et ses bruits ; sa lumière, sous laquelle la surface de l’eau devient « un moule d’argent poli plat », et qui, à la fin du jour, « sembl[e] se tordre, se gauchir et vibrer comme la lame d’une scie recourbée ». Cet environnement sauvage est objet de contemplation, le soir, près du feu, quand « entre les grands arbres des berges se déroul[e] une bande d’étoiles, une rivière de constellations qui coul[e] sans être inquiétée le moins du monde ». Mais il est, le plus souvent, lieu d’action, où « les troncs blancs des bouleaux » paraissent « des marqueurs ou des signaux d’on ne [sait] quoi ».

     

    Bien et mal

     

    Car d’autres noms sont cités, qui doivent nous avertir que tout ne sera pas aussi paisible qu’on l’imaginait au départ. Celui de Poe et, plus encore, celui de Conrad — le Conrad d’Au cœur des ténèbres. La nature n’est pas toujours aimable. Grimpés sur un arbre, nos amis ont repéré au loin un gigantesque feu de forêt, qui se déplace dans leur direction. On suivra les signes de son approche, on subira son déchaînement, auquel les randonneurs n’échapperont que de justesse. Et puis il n’y a pas que la nature, il y a les hommes. Peu nombreux, bien sûr, dans ces grands bois. Mais justement. « Deux poivrots » rôdent, un couple se dispute violemment dans le brouillard. L’homme surgit plus tard, seul, parle de sa femme qui s’est « évaporée ». Qu’à cela ne tienne, nos gaillards partent à sa recherche, et la retrouvent. En triste état. Il leur faut la conduire le plus rapidement possible à l’hôpital le plus proche, parmi les rapides, les flammes, et… les embuscades du mari, qui cherchait, en fait, à s’en débarrasser.

     

    De manière presque insensible, comme le courant accélère avant les chutes, on est passé du nature writing au thriller. Et les deux personnages se révèlent peu à peu : Wynn, doux géant persistant à croire que « tout le monde est gentil jusqu’à preuve du contraire » ; Jack, plus violent, plus sombre, culpabilisé depuis la mort accidentelle de sa mère, jadis. Dans la littérature américaine, tôt ou tard, la culpabilité fait surface et le problème moral surgit. Que cette tradition-là soit liée au thème de la nature sauvage, rien que de très logique. Dans la nudité des grands espaces, chacun est seul face au choix brut du mal ou du bien. Jack, songeant au couple déchiré et à la violence du mari, s’étonne : « Ils étaient sur un territoire béni des dieux, au milieu des élans et des huards (…) — qu’est-ce qui avait bien pu les conduire à ces coups, au meurtre ? » Mais à la violence des hommes répond le déchaînement indifférent de la nature. Écoutant les bruits de la forêt en flammes, le même personnage a le sentiment que « le feu s’interrog[e] sur ses propres intentions et que la forêt lui répon[d] : "Ça fait des années qu'on t'attend" ».

     

    Violence contre violence. Sens de l’action des hommes, en proie à des combats douteux qui peuvent toujours tourner au rebours de leurs intentions les plus pures. Place qu’ils occupent dans le monde… Tout l’art ici est d’en venir aux grandes questions avec l’aisance et l’élégance d’un canoë glissant sur une rivière limpide.

     

    P. A.

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  • fr.wikipedia.orgY a-t-il vraiment des instants, dans la vie, où tout se joue ? Il est permis de penser qu’en dehors de circonstances exceptionnelles ils sont en réalité plutôt rares, et que nos grandes décisions se prennent, avec ou sans nous, de façon insensible, progressive et inaperçue. Mais les instants clés font de parfaits sujets de nouvelles. Au sens le plus classique du terme : une vie en quelques minutes, en quelques pages, volontiers terminées par une chute.

     

    Ce sont de telles nouvelles que l’on trouve dans le recueil publié ce printemps par Marianne Jaeglé. L’auteure de Vincent qu’on assassine (L’Arpenteur 2016) a choisi de les consacrer elles aussi à de grands artistes. Moins courue que le roman biographique, il y a en effet la nouvelle biographique, dont Michon, dans Maîtres et serviteurs (Verdier, 1990) a donné de beaux exemples. Mais il s’agissait là de nouvelles longues. Les vingt et un récits de Marianne Jaeglé comptent chacun à peine quelques pages, et toute leur force vient de ce qu’ils jouent jusqu’au bout le jeu de l’instant.

     

    « Transparence liquide »

     

    On y rencontre du beau monde : le Caravage, Théophile Gautier, Chaplin, Mendelssohn… même Homère (dont, avouons-le sans détour, il aurait mieux valu se passer). Une suite de courtes notes finales indique où l’auteure a trouvé le détail dont elle est, dans chaque cas, partie. Car tous ces récits ou presque racontent bien un moment plus ou moins bref dans une vie : rentrant de voyage, Mendelssohn retrouve sa sœur ; Chaplin glisse paisiblement (et, sans le savoir, pour la dernière fois) dans le sommeil ; Malaparte visite le ghetto de Varsovie ; Claudel, après brève réflexion, renonce à prendre en charge Camille… On peine à vrai dire parfois un peu à saisir en quoi ces instants sont décisifs. Que ce soit pour l’existence de l’artiste (que change pour Picasso la visite que lui rend Otto Abetz dans son atelier ?) ou, surtout, pour l’œuvre : si Claudel et Mendelssohn avaient été de meilleurs frères, auraient-ils écrit ou composé différemment ? On discerne mal aussi l’importance, inévitablement grande, qu’a pu avoir pour ses livres à venir la fausse exécution du jeune Dostoïevski. Et on ne voit pas du tout en quoi le fait que Dürer n’ait pas peint une baleine est essentiel.

     

    Pourtant, parmi les plus réussis de ces récits, c’est-à-dire parmi les plus nombreux, figurent peut-être avant tout ceux qui mettent en scène des peintres. Ce n’est pas un hasard. Ne cherchent-ils pas tous, peu ou prou, comme le Caravage, à « saisir l’instant » ? Et l’évocation que fait Verrochio de son propre Baptême du Christ est emblématique, qui immobilise « la transparence liquide » où baignent les pieds de Jésus et de saint Jean, « d’une teinte légèrement plus foncée que le reste de leur corps ». « Saisir l’instant », tel pourrait être aussi le rôle de la poésie : dans la première nouvelle, consacrée à Basho, maître du haïku, le moment de la décision (il ne rentrera pas dans sa famille, il sera poète) coïncide avec l’expérience d’un moment « irremplaçable » du monde (« Un rayon de soleil oblique illumine encore la mare. Le silence se fait ») et à son évocation par l’auteure, en une double et saisissante mise en abyme.

     

    Insidieux abîmes

     

    On verra un procédé du même genre dans la nouvelle où Michel-Ange se rappelle avoir vu une fresque de Léonard de Vinci se défaire et s’effacer, en quelques minutes, du mur où elle avait été peinte. À l’inverse, au cours d’un voyage en train, J. K. Rowling (Harry Potter…) voit soudain l’univers de ses livres futurs surgir et se dessiner dans son esprit — « C’est là, à portée de main, tout proche, cela miroite dans une semi-pénombre ». L’instant, c’est le glissement, apparition ou fuite. Qu’est-ce qu’un instant ? La plupart des nouvelles de Marianne Jaeglé tournent, sans le dire, autour de cette interrogation, et jouent, du coup, avec les limites du genre qu’elles illustrent. Le moment raconté n’est pas toujours le moment clé. Comme dans le récit, magnifique de simplicité, qui montre Primo Levi renoncer in extremis à se jeter dans la cage d’escalier de son immeuble… où il se jettera bel et bien un autre jour — et cet instant fantôme vient, pour nous, depuis l’avenir, hanter le texte qui en raconte un autre. Chaplin se rappelle un moment de grand triomphe à un moment apparemment anodin, mais pas à nos yeux.

     

    Où sont les limites de l’instant ? Certaines minutes durent en se répercutant pendant toute une vie. Michel-Ange, vieillissant, se souvient du jour où il a su qu’il l’emportait sur Léonard. Et celui-ci, dans le récit qui donne son titre au recueil et le clôt en reliant entre eux plusieurs de ses éléments, se rappelle cet instant-là en même temps que celui où lui-même a, jadis, dépassé son maître, Verrochio. D’autres moments clés se dédoublent étrangement, se répétant en s’inversant : quel est l’instant, ou l’instantané, essentiel dans la vie de Lee Miller, celui où elle a pris la photo d’un amoncellement de cadavres à Dachau, ou celui où elle a fait prendre la photo de son propre corps nu dans la baignoire d’Hitler ?

     

    Où commencent et où finissent les instants clés ? Y en a-t-il ? Y a-t-il, en fin de compte, quelque chose comme des instants, tout court ? Le recueil de Marianne Jaeglé, bref et d’une élégance apparemment si lisse, ouvre, insidieusement, sur de sacrés abîmes.

     

    P. A.

     

    Illustration : Le Baptême du Christ, Andrea del Verrochio, achevé par Léonard de Vinci (1472-1475)

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    photo Pierre Ahnne

     

     

     Les livres dont j'ai parlé au cours du mois écoulé...

     

     

    Mes livres du mois de maiCombats et métamorphoses d’une femme, Édouard Louis (Seuil)

    L’auteur de Qui a tué mon père construit une « demeure » pour sa mère — et continue le combat acharné qu’il mène contre la littérature.

    Pour lire l’article, cliquez ici.

     

     

    Mes livres du mois de maiPlaidoyer pour les chiens, bâtards, fils de chiennes, Philippe Videlier (Gallimard)

    Dans ce brillant pamphlet, on s’interroge sur la détestation que les sultans d’hier et d’aujourd’hui s’obstinent à vouer aux chiens… et aux caricaturistes.

    Pour lire l’article, cliquez ici.

     

     

    Mes livres du mois de maiHamnet, Maggie O’Farrell, traduit de l’anglais par Sarah Tardy (Belfond)

    L’écrivaine irlandaise imagine la vie d’Agnes, femme de Shakespeare, et des deux jumeaux qu’elle lui donna, Judith et Hamnet. Ça fait un grand roman.

    Pour lire l’article, cliquez ici.

     

     

    Mes livres du mois de maiDibbouks, Irène Kaufer (L’Antilope)

    Dans la mythologie judaïque, les âmes des « mal morts » reviennent hanter les vivants. La narratrice de ce roman se croit la proie d’une sœur disparue pendant la Shoah. Tragique… et drôle.

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    Mes livres du mois de maiLes Enfants de Dieu, Lars Petter Sven, traduit du norvégien par Philippe Fourreau (Actes Sud)

    En Judée, au temps des Romains, le monde est livré à la confusion et les démons rôdent. Jésus et Satan tentent chacun d’imposer leurs histoires. Ces histoires mêlées composent un étrange, sombre et lumineux roman.

    Pour lire l’article, cliquez ici.

     

     

    Mes livres du mois de maiPlier bagage, Daniel Saldaña París, traduit de l’espagnol par François Gaudry (Métailié)

    Le jeune écrivain mexicain raconte la vie d’un enfant de son pays. Une vie dominée par la passion du pli. Subtil et désopilant.

    Pour lire l’article, cliquez ici.

     

     

     

    Mes livres du mois de maiLe Parc à chiens, Sofi Oksanen, traduit du finnois par Sébastien Cagnoli (Stock)

    Être donneuse d’ovocytes dans l’Ukraine post-soviétique, qui ressemble, à en croire l’écrivaine finlandaise, à un conte de Grimm — plutôt horrifique.

    Pour lire l’article, cliquez ici.

     

     

    www.chartres.frMonsieur Picassiette, Edgardo Franzosini, traduit de l’italien par Philippe Di Meo (La Baconnière)

    Monsieur Picassiette, c’est Raymond Isidore, qui couvrit sa maison de Chartres de décors composée à partir de fragments de vaisselle. Edgardo Franzosini raconte la vie de cette figure de l’art brut — à sa manière, poétique et fantaisiste.

    Pour lire l’article, cliquez ici.

     

    P. A.

     

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