• photo Pierre Ahnne

     

    « "Daigne protéger notre chasse,

                Châsse

    De monseigneur saint Godefroi,

                Roi !

     

    Si tu fais ce que je désire,

                Sire,

    Nous t’édifierons un tombeau,

                Beau ;

     

    Puis je te donne un cor d’ivoire,

                Voire

    Un dais neuf à pans de velours,

                Lourds,

     

    Avec dix chandelles de cire,

                Sire !

    Donc te prions à deux genoux,

                Nous,

     

    Nous qui, nés de bons gentilshommes,

                Sommes

    Le seigneur burgrave Alexis

                Six !"

     

    Voilà ce que dit le burgrave

                Grave,

    Au tombeau de saint Godefroi

                Froid. »

     

    Hugo, Odes et ballades

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  • www.lepoint.frLe roman de David Nicholls est placé sous l’invocation de Shakespeare par son titre anglais, Sweet Sorrow (1), et de Carson McCullers par l’exergue de sa première partie, extraite de Frankie Addams. Cette double référence résume le sujet : le grand amour, mais aux jours d’aujourd’hui — ou peu s’en faut : on n’est pas dans les années 1940 mais, quand même, en 1997. Elle indique aussi le thème : l’adolescence, sous tous ses angles, entre exaltation et ennui, découvertes multiples et impression de surplace — celle qui accablait Frankie dans le livre de l’écrivaine américaine.

     

    Tout cela, dira-t-on, a tellement été fait… Oui, mais on ne s’en lasse pas. En tout cas, moi, je ne m’en lasse pas, ce n’est un secret pour personne parmi les habitués de ce blog. Et, d’autre part, le charme du gros livre de l’auteur britannique repose en grande partie sur la conscience qu’il a de raconter une vieille histoire, ou, pour le dire comme un de ses personnages, sur le sentiment où il plonge son lecteur d’écouter une chanson pop très aimée jadis.

     

    Le plus bel âge de la vie ?

     

    Donc, Charlie a seize ans. Il vient de rater les examens qui lui auraient ouvert les portes du lycée. Ses parents sont séparés, il s’apprête à passer seul avec son père dépressif un de ces longs étés si navrants à cet âge. C’est curieux, ces étés lumineux de certains grands romans anglais, d’éducation surtout, tel l’admirable Messager de L. P. Hartley (voir ici) — sans parler d’Alice. Summer Mélodie n’atteint pas ces sommets, mais c’est quand même un livre lumineux, qui parle d’un été lumineux. Au cours de ses vagabondages à vélo dans les environs de sa petite ville, Charlie tombe sur Frances. Et Frances participe, dans une espèce de château, aux répétitions d’une troupe de jeunes amateurs qui montent Roméo et Juliette. À partir de là, tout se déroule, d’une certaine manière, comme prévu. C’est pour Fran, pas pour Shakespeare, que Charlie, quoique en renâclant, se lance à son tour dans l’aventure. Elle ne fera pas de lui un acteur mais elle l’amènera à s’ouvrir un peu aux autres et, surtout, lui permettra de vivre, pleinement, son premier amour. Double expérience qui, l’arrachant à sa classe sociale et à son monde, le projette au seuil de l’âge adulte.

     

    Donc, décidément, roman d’éducation. Charlie, jusqu’alors, n’avait que des copains de beuverie, et peinait à imaginer « un monde où l’amitié ne s’exprimerait pas qu’en rotant à la tête de quelqu’un ». « J’avais seize ans », nous dit-il, vingt ans plus tard. « Des gens ont rédigé de véritables hymnes sur cette période de la vie. N’avais-je pas le droit de connaître les joies, les plaisirs et l’irresponsabilité propres à cet âge, plutôt que la peur, la colère et l’ennui ? ». Seulement, voilà : on n’est pas tout à fait chez Shakespeare. On est dans une famille disloquée de l’Angleterre après Thatcher, Charlie « détest[e] » sa mère tout en souhaitant son retour, craint « que son père ne soit suicidaire », vole « de l’argent et des verres » dans la station-service où il travaille et « rest[e] éveillé la nuit, effrayé par un avenir qu’[il] ne parv[ient] pas à imaginer ».

     

    La langue est un muscle

     

    Le portrait et la métamorphose de ce sombre héros sont le fil conducteur du livre, et le prétexte au tableau que celui-ci brosse d’un âge où se mêlent puérilité, snobisme, innocence et perversité. Le tout dans un heureux mélange de tendresse, de précision documentaire, d’humour déromantisant (premier baiser : « Je ne m’étais jamais autant rendu compte que la langue était un muscle, un muscle puissant et sans peau (…). En tentant de se défendre face à celle de Sharon, la mienne avait été entraînée dans une lutte au corps à corps — on aurait dit deux ivrognes qui, se croisant dans un couloir, auraient chacun voulu pousser l’autre pour avancer »).

     

    « Hymne » à l’adolescence plutôt qu’à l’amour, contrairement à ce que le narrateur prétend dans un finale peut-être un peu longuet. Mais ce qui fait que ce roman d’environ 400 pages échappe au cliché, c’est, paradoxalement, sa volonté de tout dire, avec minutie, dans le moindre détail : gestes, mots, états d’âme… Si une vraie émotion naît de cet hyperréalisme même, c’est qu’il ne contourne pas la fascination mais, au contraire, s’y fonde — dans une démarche que confirme le regard permanent et rétrospectif du narrateur adulte. Et cet effet est renforcé par le refus, autre séduisant paradoxe, du romanesque. Scénariste à ses heures, David Nicholls n’a pas écrit là un scénario : à peine une vague péripétie, des rebondissements trompeurs… L’intérêt n’est pas là.

     

    Le songe d’une nuit d’été

     

    D’ailleurs, tout est déjà écrit, sinon joué. La pièce de Shakespeare est sans arrêt présente, d’une présence légère, cependant, qui donne à tout le roman le caractère d’une reprise souriante et nostalgique, loin des facilités du pastiche. On ne s’aperçoit qu’à peine que le récit est ponctué de fêtes initiatiques rappelant la fameuse nuit chez les Capulet. L’allusion au dialogue d’où le titre est tiré reste quasi subliminale (« — Bon, ça suffit. À lundi. — À lundi. — Salut. — Salut. Bye ! »). La tragédie fameuse devient une comédie, tout aussi shakespearienne, où le mélange des tons (« Dire qu’on pisse maintenant l’un à côté de l’autre. Quel mélange de sophistication et de grossièreté ») renvoie autant au dramaturge élisabéthain qu’à l’âge indécis qu’il fut un des premiers à peindre.

     

    Nul besoin d’être aussi sensible que moi aux charmes de cet âge tant chanté pour comprendre qu’une histoire faussement éculée donne ici un gros livre vraiment subtil. Par l’élégance avec laquelle il joue et déjoue les stéréotypes, par l’adresse funambule dont il fait montre en désignant tous les défauts dans lesquels il pourrait tomber s’il voulait s’en donner la peine — mais il aime mieux pas : un bien gracieux tour de force, en vérité.

     

    P.A.

     

    (1) « Parting is such sweet sorrow / That I shall say goodnight till it be morrow”, Roméo et Juliette, II, 2

     

    Illustration : Roméo et Juliette, film de Franco Zeffirelli, 1968

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  • www.pinterest.frL’année des 12-13 ans, c’est l’année critique. Sorti de l’enfance, on n’a pas encore complètement basculé dans cet âge, lui-même indécis, pour lequel on sait mon intérêt : l’adolescence. En tout cas, c’était à ce moment-là que tout changeait à l’époque où on ne devenait pas encore, comme maintenant, ado à 11 ans. C’était l’année du grand chambardement quand Miha Mazzini, ou moi, à peine un peu plus tôt que lui, ou son héros, Egon Vittori, avons eu 13 ans. Pour Egon, ça arrive pendant l’année scolaire 1973-74.

     

    « Tu es moche… »

     

    Et son année cruciale est doublement problématique : un nom italien en Slovénie yougoslave ; un père évaporé, même des photos, où ne subsistent de lui que, çà et là, une main ou un pied (« J’étais du côté du membre arraché ») ; une grand-mère constamment plongée dans les prières ou dans la lecture de la Vie des Saints ; une mère, disons… un peu exaltée, qui lui tient, d’une voix de stentor, des propos du genre : « Tu es moche et propre à rien, bête et maladroit, tu ne sais rien faire, mais je n'ai pas honte de toi ». D’ailleurs, tous le considèrent plus ou moins comme un abruti. Il se réfugie au cinéma, dans la pratique du grimper à la corde, qui lui procure des émois inattendus, dans l’amour à distance avec la plus belle fille de la classe, et dans un rêve qui tourne à l’idée fixe : posséder un électrophone. Grundig, autant que possible ; sinon, au moins l’Iskrafon national.

     

    Car l’année problématique est encore plus problématique, pour un jeune mélomane, dans la Yougoslavie de Tito. Les disques de rock sont « rares et chers », il faut se méfier des « éditions de Belgrade sur du gros vinyle qui grésille ». On va se ravitailler, en cela comme en tout, dans l’Italie voisine. Mais on a du mal à comprendre la « nouvelle langue censée refléter la position tout à fait particulière de la Yougoslavie dans le monde, dite non alignée ».

     

    « Rendez les nichons ! »

     

    Les Éditions franco-slovènes & Cie, petite maison dynamique, s’attachent à faire découvrir au lecteur français une littérature européenne méconnue. Miha Mazzini, écrivain, réalisateur, journaliste, en est un des représentants les plus célèbres dans son pays, les plus traduits à l’étranger. Dans ce livre paru en novembre 2019, et qui n’est pas sous-titré roman, il nous raconte la mue d’un alter ego, comme l’attestent les nombreuses photos de famille et d’objets personnels qui, alternant avec des images du « camarade Tito » se livrant aux activités les plus diverses, ponctuent le texte. À la fin, Egon se délivrera de sa mère dans un salutaire accès de révolte (« "En fait, tu n'es pas si moche que ça !" dit-elle avec un profond étonnement »). S’il n’ose pas répondre aux avances de la belle Maja, laquelle n’échappera pas à un destin tragique, il obtiendra enfin, de haute lutte, l’objet tant convoité. Et le (très) méchant prof de gym sera puni, pour avoir piqué une crise en plein cinéma et exigé à grands cris « les nichons que la censure communiste a coupés » au milieu d’un film de partisans.

     

    Bref, un récit d’éducation, imprégné de l’humour volontiers désolé propre à ce qu’on appelait autrefois les pays de l’Est. Mais, pour évoquer le passage d’un âge à l’autre dans le plus instable desdits pays (la suite l’a montré), Miha Mazzini invente un ton singulier, qui mêle réalisme, satire, et un fantastique léger au point d’en devenir parfaitement naturel. Car l’ombre tutélaire de sa grand-mère plane sur l’adolescence ébauchée d’Egon ­— cette grand-mère qui converse avec les âmes et a, dans sa jeunesse, croisé la Mort, sous la forme d’un homme « vêtu d’un queue-de-pie légèrement poussiéreux, avec un nœud papillon et des chaussures au verni craquelé », mais privé de tête. La vie d’Egon, entre une princesse captive, un ogre en survêtement et une mère qui tient elle-même de l’ogresse, se ressent de cette ascendance. Elle ressemble à un conte de fées à la fois désopilant et noir. Mais comment mieux dire la magie souvent lugubre et rétrospectivement cocasse des adolescences commençantes ? D’où qu’elles viennent…

     

    P. A.

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  • photo Pierre AhnneLes livres d’Anne Serre ont ceci de particulier qu’ils se situent tout entiers à l’intérieur de la littérature, qui en constitue le sujet principal, voire unique. Quand l’écrivaine se met en scène, c’est en tant qu’écrivaine — et cet ouvrage-ci ne fait pas exception à la règle, dont l’une des narratrices avoue, au détour d’une page, mettre dans le fait d’écrire un « enjeu professionnel ». Une telle posture a ses conséquences sur une œuvre que certains taxeraient peut-être de cérébralité ou de froideur, tandis que d’autres lui reconnaîtraient le caractère vertigineux qu’ont parfois les jeux, les énigmes, les récits à fonds multiples de Raymond Roussel ou de Lewis Carroll ­— sous le patronage de qui, ne serait-ce que par son titre, se placent les nouvelles d’Au cœur d’un été tout en or. Lesquelles, bien entendu, ne sont pas des nouvelles. Et ont néanmoins été couronnées par le Goncourt 2020 réservé à ce genre.

     

    Histoires impalpables

     

    L’auteure de Qu'est-ce qu'une femme ? y poursuit l’autoportrait par bribes et lambeaux qu’elle construit aussi, si on peut dire, d’un titre à l’autre. Y évoquant son déjà très piégeant roman Voyage avec Vila-Matas. Et disposant çà et là, comme autant de balises, les motifs et les personnages qui lui sont habituels : beaucoup de sœurs, de cousins, de maisons à la campagne, de parents, d’amants, d’amies toujours fascinantes et souvent perverses. Mais les voix qui racontent ne sont pas toujours les mêmes, l’identité sexuelle, pardon, le genre de ceux ou celles qui parlent varie aussi, et les autres auxquels ils sont confrontés semblent autant de miroirs partiels et déformants.

     

    De toute façon, Anne Serre est trop exigeante et trop retorse (voir plus haut) pour s’en tenir à une approche autofictionnelle, même savamment truquée. Que racontent ces trente-trois histoires ? Voilà la vraie question. Rien que des choses impalpables : rendez-vous manqués, reconnaissances douteuses, abîmes soudain ouverts où le très familier se fait étranger, absences, oublis, souvenirs qui se dérobent… Il y a des récits de rêves, où l’humour du signifiant se donne carrière — comme dans ce songe où la narratrice se rend à Genève pour y assassiner le directeur de la maison d’édition Héros -Limite, lequel n’a pas répondu à un envoi de manuscrit (« Il y a tout de même des limites »). Mais, rêve ou pas, l’humour est partout, avec l’inquiétante étrangeté qui toujours l’accompagne. Et l’impression insistante de s’être déjà rencontrés, « dans des sortes de plis du temps », plane souvent.

     

    Petit miroir sorcier…

     

    Cette étrangeté, cette inquiétude, ce sont celles aussi auxquelles est confronté, bien que souriant, le lecteur lui-même. « Dans les nouvelles, les romans, il y a souvent des chutes en forme d’explication qui permettent d’avaler une histoire et de bien la digérer. Dans la vie, parfois, il n’y en a pas ». Dans les nouvelles d’Anne Serre non plus. À l’issue de chacune, on se demande si, comme dans le texte qui est le sujet de l’une d’entre elles, « il manque quelque chose ». Ou plutôt si, comme la jeune héroïne d’un faux et ironique récit policier, l’auteure ne dessine pas « des choses qui semblent être autre chose ». Mais quoi, se demande-t-il, le lecteur, et le soupçon lui vient que c’est justement de ce questionnement, autrement dit de sa frustration, de sa perplexité, de sa lecture, en somme, qu’il est question avant tout dans ces trente-trois petites machines à intriguer, où Anne Serre élève la fin en queue de poisson au rang d’un art. D’ailleurs, notre lecture, c’est peut-être aussi sa lecture, ses lectures, puisque, sur trente-trois récits, vingt-cinq ont pour première phrase celle d’un livre tiré de sa bibliothèque — et indiqué en fin de volume.

     

    Trente-trois petits miroirs sorciers pour renvoyer celui qui lit (et celle qui écrit) à sa propre quête à travers les mots, c’est agaçant. Mais bien dans la manière d’une romancière qui va souvent chasser sur les terres du conte. Et puis, en des temps où ce qui se veut littérature apporte souvent au lecteur plus qu’il ne voudrait — plus d’explications, de commentaires, de réflexions, d’idées en tout genre… il n’est pas si désagréable de se laisser agacer ainsi.

     

    P. A.

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  • https://www.essentiam.fr

     

    « Ses yeux ont délaissé la page, elle les lève,

    Et, sous l’impression du chapitre, elle rêve

    Aux existences des personnages fictifs

    Passionnés, vivants, ambitieux, actifs,

    Dont les conflits ou les baisers forment l’intrigue ;

    Elle s’arrête pour suspendre sa fatigue

    Et se demande avec doute si, quelque jour,

    Elle aussi connaîtra le dévorant amour

    Qui trouble le sommeil et fait qu’on se décide,

    En cas de trahison, au meurtre, au suicide ;

    Belle, avide d’ivresse, elle cherche à savoir

    Si cet amour peut en réalité se voir

    Tel que la plume des romanciers nous le montre,

    Ou s’il est chimérique et s’il ne se rencontre

    Qu’en dépoétisé, qu’en faible, qu’en petit. »

     

    Raymond Roussel, Le Concert

     

    Illustration : Georges Croegaert, The Reader  (1890)

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