• photo Pierre Ahnne

     

    « Fille de l’air, rêverie,

    compagnonne du soldat,

    le jour est long sous la pluie ;

    tu reviens, le jour s’en va.

     

    Compagnonne, compagnonne,

    Entends tousser les chevaux ;

    la soupe n’était pas bonne,

    le rata n’était pas chaud.

     

    Ceux que j’aime, est-ce qu’ils m’aiment ?

    Est-ce qu’ils pensent à moi ?

    Ça ranimerait quand même,

    ça serait bon par ce froid.

     

    Une surtout, dans sa chambre,

    allant prendre mon portrait,

    et, ayant été le prendre,

    longtemps le regarderait…

     

    Je sors le mien de ma poche,

    te voilà, ma grande amour…

    mais gare si on approche,

    j’en serai pour mes vingt jours. »

     

    C. - F. Ramuz, Chanson devant la guérite

     

    Illustration : bois gravé de Henry Bischoff pour le recueil Chansons

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  • twitter.comL’intérêt aurait pu être avant tout historique. Et, dans ce cas, un peu limité… Soit Ursula Winfield, jeune et belle. Sa mère, mondaine faussement écervelée, est remariée au très britannique colonel Hibbert, un modèle de conservatisme. Tout prédisposerait notre héroïne, dans le Londres élégant de 1908, à une vie frivole et sans soucis. Mais voilà : elle a la passion de la chimie. Et passe le plus clair de son temps, dans son « laboratoire » installé sous les toits, à réaliser ce que sa mère appelle « d’horribles expériences » portant sur « la séparation de l’azote et de l’air ». Elle rencontre bien quelques problèmes, en tant que femme, pour se faire reconnaître du milieu scientifique. Cependant cela ne l’empêche pas de désapprouver hautement l’action des suffragettes qui s’activent dans tout le royaume pour faire obtenir aux femmes le droit de vote.

     

    Comédie britannique

     

    Partant de cette situation, le roman nous raconte en détail l’évolution d’Ursula, laquelle, par une suite de hasards, va en venir à changer d’idées, s’engager de plus en plus dans le mouvement féministe, devenir une de ses plus brillantes oratrices. Manifestations, arrestations, grèves de la faim, alimentation forcée… Jusqu’à ce que la guerre vienne rebattre les cartes, laisser aux femmes, restées à l’arrière, la place que l’on sait, et aboutir, en Grande-Bretagne, en 1918, à une première loi leur accordant le droit de vote (pourvu qu’elles ou leurs maris soient propriétaires fonciers…). Le conflit éveillera aussi le pacifisme d’Ursula, révoltée par la sottise meurtrière des hommes, et la ramènera à la science, pour la mise au point d’un extincteur destiné à combattre l’effet des lance-flammes dans les tranchées, qu’elle parviendra non sans mal à imposer à des autorités militaires masculines et sceptiques.

     

    S’il n’y avait que cela, ce livre paru en 1924 et dans lequel Edith Zangwill, née Ayrton, s’inspire de la vie de sa belle-mère, une scientifique, comme de sa propre expérience de suffragette, serait un pur roman militant. Qui n’aurait bien sûr pas perdu toute actualité, mais n’apprendrait pas grand-chose à un lecteur déjà convaincu. Seulement, on ne tient pas sur 450 pages avec pour tout moteur une cause, pour juste qu’elle soit. Ce qui rend Forte tête lisible, et, qui plus est, avec plaisir, c’est son étonnant mélange de genres. Le professeur Smee, mentor d’Ursula, est amoureux d’elle, et on le comprend encore mieux une fois qu’on connaît son épouse. L’austère Ursula, de son côté, succombe (sur la paillasse de son labo) au charme du beau Tony, pur produit d’Eton et très anti-vote des femmes. On a là tous les éléments d’une comédie sentimentale et mondaine à l’anglaise, avec dénouement élégamment mélodramatique. Rien n’y manque, ni l’humour, ni les personnages pittoresques, ni les scènes vivement enlevées ou les jolies peintures de groupe — « Les visages (…) étaient engloutis par la toile chatoyante de coussins et d’ombrelles colorées, de robes blanches et de costumes en flanelle. Les arbres et les prairies qui bordaient les deux rives offraient un répit au milieu de ce tableau kaléidoscopique ».

     

    Roman tout court

     

    Entendons-nous : on n’est pas chez Virginia Woolf. Prose classique, solide point de vue omniscient à l’ancienne. Le tout, cependant, primesautier. Le roman était resté inédit en France jusqu’à présent, si bien que, contrairement aux habitudes de l’excellente collection [vintage], la traduction, qui comble indéniablement un manque, est d’aujourd’hui. Ça se voit, hélas. Passé simple d’atteindre ? Ben, « elle atteint ». Tel que est une manière plus élégante de dire comme. « Chevalerie » signifie esprit chevaleresque, « faire grâce de » équivaut à infliger à. Et ne disons rien du superbe « nous nous avons » qui clôt l’ouvrage (je m’ai, tu t’as, il s’a…). Mais ne soyons pas grincheux, toutes ces fantaisies (et bien d’autres) ne suffisent pas à gâcher complètement le plaisir. Auquel ajoute encore ce qu’il faut bien appeler une réelle subtilité psychologique et un refus des gros clichés. La mère futile se révèle intelligente et presque profonde ; l’épouse acariâtre devient, à la lumière de la guerre, énergique et vaillante, tandis que le pauvre mari montre de bien vilains côtés ; le bellâtre apparent n’est pas non plus celui qu’il semblait être. Et l’auteure tire de tout cela un parti narratif très sûr, transformant les contradictions des uns et des autres en renversements et en péripéties dignes d’un roman sans thèse ni cause. Edith Ayrton Zangwill : forte tête et belle plume.

     

    P. A.

     

    Illustration : Dante Gabriel Rossetti, 1874

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  • archeologue.over-blog.com

     

    « Le long d’un ciel crépusculâtre,

    Une cloche angéluse en paix

    L’air exilescent et marâtre

    Qui ne pardonnera jamais.

     

    Paissant des débris de vaisselle,

    Là-bas, au talus des remparts,

    Se profile une haridelle

    Convalescente ; il se fait tard.

     

    Qui m’aima jamais ? Je m’entête

    Sur ce refrain bien impuissant,

    Sans songer que je suis bien bête

    De me faire du mauvais sang.

     

    Je possède un propre physique,

    Un cœur d’enfant bien élevé,

    Et pour un cerveau magnifique

    Le mien n’est pas mal, vous savez.

     

    Eh bien, ayant pleuré l’Histoire,

    J’ai voulu vivre un brin heureux ;

    C’était trop demander, faut croire ;

    J’avais l’air de parler hébreu. »

     

    Jules Laforgeue, Complaintes

     

    Illustration : photo d'Eugène Atget, 1907

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  • www.jeparsaucanada.comElle ne serait pas d’accord, mais il y a là deux livres. Elle : Tanya Tagaq, dont c’est le premier roman, mais qui est connue par ailleurs comme photographe, peintre et, surtout, chanteuse de gorge. Il y a plusieurs types de chants de gorge, nous parlons ici du mode de chant diphonique que pratiquent les femmes inuites dans l’Arctique canadien (1), région d’où notre auteure est originaire (2).

     

    Tipp-Ex et odeur de pierres

     

    Elle nous raconte l’enfance et l’adolescence d’une jeune fille dont nous ne savons pas le nom, dans une petite ville quelque part entre banquise et toundra, où il fait nuit la plus grande partie de l’année. On se chausse de peau de phoque, on mange du caribou, et il faut, dans certaines circonstances, prendre garde aux ours. Les enfants traînent dans les rues quand le soleil cesse de se coucher ; ils se livrent à des jeux brutaux, inhalent du butane, du diluant, du vernis à ongles et du Tipp-Ex ; les adultes, qui passent beaucoup de temps à boire en écoutant de la musique country, sont obnubilés par l’idée d’introduire leurs mains dans les culottes des plus jeunes ; « J’ai fait comme si de rien n’était » est une phrase clé.

     

    Cette violence omniprésente va de pair avec une impression de vitalité intense. « Meute humaine aux cheveux noirs », nos jeunes héros s’ébattent, « englués dans l’infâme torrent des désirs ingrats ». Les filles aiment tout ce qui est fluo, moulant, et AC / DC. La question est de savoir si leur poitrine va s’épanouir. Soudain, la narratrice a dix-sept ans. « On [l’a] renvoyée à la maison après [sa] tentative de suicide au pensionnat » — nous n’en saurons pas plus. Elle réussit à attirer l’attention du « Plus Beau Gars », avec qui elle traîne « sur les réservoirs à Diesel » ou « vole du hasch, de la bière et des chips » pour des fêtes dans des lieux abandonnés. Tout cela en courts chapitres, sur le mode du flash, sans noms propres, selon une temporalité désarticulée. Ce chaos dynamique dans un cadre naturel extrême aurait pu suffire. On se contenterait bien de notations telles que celle-ci : « Les odeurs libérées par le dégel printanier soulèvent en nous un furieux besoin de mouvement. L’air est si propre qu’on peut flairer la différence entre la pierre lisse et la déchiquetée ».

     

    Renards, lait vert et énergie cosmique

     

    On discerne quand même une espèce d’histoire : enfance, premières amours, grossesse précoce ; des jumeaux naissent ; fin tragique ; peut-être… Car il faut aussi parler du second livre. Il alterne avec le premier, avant de prendre progressivement sa place, à l’image de ce qui est censé advenir dans la vie de l’héroïne commune aux deux. D’abord, il se cantonne pour l’essentiel dans les poèmes qui viennent s’intercaler entre les chapitres, et qu’on dirait, en effet, écrits par une préadolescente : « Regarde avec pitié les autres humains.  / Pourquoi sont-ils opprimés à ce point ? / … / Regardons avec pitié la terre stigmatisée / Que lui avons-nous fait ?... » Etc. C’est curieux, depuis quelque temps, dans certains livres, cette manie de mettre des poèmes (voir par exemple ici et ici).

     

    Mais bientôt il ne s’agit plus seulement de poèmes. Notre jeune amie a d’étranges visions, perçoit des êtres qui proviennent « des couches d’énergie qui échappent à notre perception physique » et ne rêvent que de s’introduire en elle. Elle a des rapports privilégiés avec les renards, dont l’un ou l’autre, parfois, « assis comme un homme sur une chaise », lui présente « un phallus énorme, orange et noir ». Pourtant, c’est avec une aurore boréale qu’elle perd sa virginité, mettant ensuite au monde des créatures issues d’un fonds cosmique probable, cachées sous l’apparence des deux jumeaux mentionnés ci-dessus, qu’elle nourrit du lait vert sourdant de son sein.

     

    « Le Plus Beau Gars » passe évidemment pour leur père, d’ailleurs ils lui ressemblent un peu. Mais cette ébauche de fantastique ne suffit pas à rattraper une esthétique qui, de plus en plus, oscille entre la bande dessinée de science-fiction et la romance new age (« Je sens se sculpter des colonnes de clarté tourbillonnantes qui surgissent de mon corps pour s’allonger haut dans le ciel et creux dans l’eau »). Elle ne rattrape surtout pas les discours pompeux pleins de majuscules : le Corps, le Mental, la Volonté… : « Le crâne est notre prison. Notre chair cache des secrets. Nos cellules naissent et meurent, poussées par la force qui forme les galaxies et les défait. Contexte. Perspective. Échelle ».

     

    Tanya Tagaq sait pourtant l’art de la suggestion et de l’ellipse. Elle le montre bien dans ce que j’ai appelé son premier livre. Ah, que ne s’en est-elle tenue là. Mais elle voulait exposer in extenso sa vision du monde… Dommage.

     

    P. A.

     

    (1) Pour en écouter un exemple, cliquer ici.

    (2) Pour la voir et l’entendre sur scène, cliquer ici.

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  • photo Pierre Ahnne

     

    « Peupliers et trembles. Dans la dernière clarté horizontale

                à cette heure où la feuille la plus haute, qui tout le jour

                était prise dans la rivière de brise invisible

                            soudain se fige en un miel de silence.

     

    Pourquoi toujours ai-je reconnu le soir ?

                Le soir n’arrête rien

                      ­— si ce n’est ce court instant irrésolu où la terre,

                ayant cessé d’inspirer, retient son souffle

                avant sa longue expiration nocturne »

     

    Jean-Paul de Dadelsen

     

     

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