• Ubu roi : « Merdre ! », Patrice Trigano (Mercure de France)

    commons.wikimedia.orgPuisque le roman biographique est dans l’air du temps, lisons des romans biographiques. Et, à tout prendre, autant qu’ils soient bien faits. Un petit éclat supplémentaire nimbe celui-ci, qui, en une sorte particulière de mise en abyme, paraît chez un éditeur dont les origines glorieuses s’y trouvent rappelées au passage. Où, en effet, sinon au Mercure de France, publier un livre consacré à Jarry, qui fit ses débuts dans la revue (re)fondée en 1890 par Alfred Vallette et son épouse Rachilde ? Lequel Mercure est au demeurant l’éditeur aujourd’hui le plus soucieux de diffuser la littérature née entre fin de siècle et Belle Époque — rééditant, par exemple, Sixtine, roman de Remy de Gourmont qui faisait, comme Patrice Trigano le rappelle, l’admiration du père d’Ubu (à propos de ce roman, voir ici).

     

    Paysages et portraits

     

    Aussi bien est-ce le tableau d’une époque qui nous est donné ici. Les visages connus s’y pressent : « Au fil des rangs on reconnaît José-Maria de Heredia, Edmond Rostand, Jules Renard, le jeune André Gide, Paul Valéry… ». De ces portraits de groupe, quelques figures se détachent : Natanson, le créateur de La Revue blanche ; Vallette ; Rachilde, donc, officiellement son épouse, qui scandalisa avec son roman Monsieur Vénus et n’hésitait pas, vêtue en homme, à « faire, cigare au coin des lèvres, son entrée au bal Bullier, accompagnée d’une prostituée ». Portraits, mais aussi paysages, comme ceux des bords de Seine ou ce tableau d’une « soirée d’été sur le boulevard Saint-Germain », charmant jeu d’ombres et d’éventails voué au culte des apparences et à la confusion des classes comme des genres.

     

    Mais le personnage principal, c’est Jarry, à qui Patrice Trigano consacre le dernier volume d’une trilogie, après Artaud (La Canne de saint Patrick, Léo Scheer, 2010) et Raymond Roussel (Le Miroir à sons, Léo Scheer, 2011). Passé le titre (aurait pu mieux faire…) on plonge, c’est le cas de le dire, dans le vif du sujet : « Grincements… soubresauts… Dérapage ! », l’insaisissable Alfred entre en scène sur sa fameuse bicyclette, traversant Paris à toute vitesse comme il le fit de sa brève existence placée sous le signe de l’instabilité et du mouvement. Pour lui, « rien n’est certain, pas même l’incertitude, rien n’est figé, pas même l’immobilité ». « Tout est mouvant, changeant, multiple, incohérent et confus ». Ce virtuose de l’absurde voit la vie comme un vaste et effervescent méli-mélo. Comment lui-même tiendrait-il en place ? Avant de parler, timide compensant par la provocation et la théâtralité, il gesticule « tel un escrimeur qui se lance à l’assaut ». Et sa vie est faite d’incessants va-et-vient d’un lieu à l’autre : « Vous n’êtes bien nulle part », constate le narrateur, qui, tout au long du livre, s’adresse directement à lui.

     

    Les rêves du surmâle

     

    Cette existence frénétique, imbibée d’éther et d’absinthe, nous en voyons défiler les moments marquants : création d’Ubu roi ; scandale et coup de revolver lors du banquet donné par Le Mercure à la Taverne du Panthéon (et devenu, sous la plume de Gide, dans Les faux-monnayeurs, le « banquet des Argonautes ») ; passage du Mercure à La Revue blanche ; installation au « phalanstère » créé par Vallette et Rachilde à Corbeil-Essonnes ; contacts avec Mallarmé ; déménagement rue Cassette ; glissement progressif dans la misère et la déchéance ; mort à l’hôpital de la Charité, à Paris. Plus quelques retours en arrière sur les années d’enfance et de lycée, mais tout cela sans tenter, heureusement, de répondre à la question : au-delà du provocateur de génie, inventeur de la pataphysique et précurseur du surréalisme, qui est Jarry ?  

     

    « Cette question ne vous intéresse pas », constate le narrateur. Et lui-même prend bien soin de laisser tous les mystères entiers, à commencer par ceux d’une vie sexuelle apparemment absente si ce n’est par le biais du fantasme, quand son imagination entraîne l’auteur du Surmâle « dans les bouges les plus infâmes », « monde de la voyoucratie et de la prostitution masculine »… L’emploi permanent du vous, qui surprend un peu au début, conserve au personnage son statut d’objet énigmatique tout en faisant du texte un long monologue tendu dans un impossible effort de communication. Pour peindre un homme « incapable de dire si tout ce qui [lui] arrive procède d’un rêve ou d’un surprenant éclatement de la réalité », c’était, à l’évidence, la bonne distance.

     

    P. A.

     

    Illustration : portrait d'Alfred Jarry par Félix Vallotton

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