• Un amour impossible, Christine Angot (Flammarion)

    http-_www.all-free-photos.comIl ne faut pas écouter Christine Angot, il faut la lire : négliger les niaiseries adolescentes dont sont tissées ses interviews et ne s’attacher qu’à ses livres. Dans ce domaine, qui seul importe, c’est une fois sur deux. Après l’impressionnant Une semaine de vacances (Flammarion, 2012), nous avons eu la décevante Petite Foule (Flammarion, 2014). Et aujourd’hui, Christine Angot revient à elle. Quand elle revient à elle c’est toujours bien.

     

    À elle, c’est-à-dire d’abord à son histoire : l’enfance seule avec la mère, le père connu au seuil de l’adolescence et qui ne se rapproche de sa fille que pour en abuser. Christine Angot a déjà raconté tout cela à plusieurs reprises, et comment pourrait-il en être autrement ? En a-t-on jamais fini avec une histoire pareille ? À chaque fois, la romancière l’aborde cependant sous un autre angle, comme poussée par le besoin, en épuisant les possibilités narratives ouvertes par une telle expérience, d’en venir enfin à bout.

     

    Cette fois elle l’envisage du point de vue de la mère. Nous assistons à la rencontre entre Rachel Schwartz et Pierre Angot, et ce n’est qu’au bout d’une cinquantaine de pages que la première personne surgit ex abrupto au milieu d’une phrase étrange (« Il était trop tard pour faire une césarienne, j’étais trop avancée »). Dès lors c’est le fil de la relation mère-fille qui se déroule, jusqu’au moment probable de l’écriture.

     

    Portrait oblique d’une époque (« Ah, une Quatre-Chevaux, je déteste cette voiture. Tu ne trouves pas qu’elle a un air méchant ? »), portrait d’une enfance, frontal, dans le style Angot, fausse naïveté brutale, art de ne pas commenter même quand elle paraît le faire. La description d’une intimité quasi fusionnelle entre une petite fille et une mère adorée pourrait prêter à l’attendrissement mais la précision même des évocations et la pratique systématique de la mise à plat excluent toute possibilité de mièvrerie. Quelle différence, en effet, entre : « Je me collais à elle, debout, les bras autour de ses hanches. Je restais comme ça, en la serrant », et : « Il a pris un formulaire, l’a introduit dans la machine à écrire, lui a posé quelques questions, puis il a fait tourner le rouleau avec un bruit de crécelle… » ? Les gestes ou les attitudes, minutieusement reconstitués, sont tous placés sur le même plan, et les propos tenus doivent ici être considérés comme une sorte particulière de gestes, reproduits avec cette précision hallucinée et ce goût pour les tics de langage qui caractérisent depuis longtemps l’auteure : « À partir du moment où je l’ai rencontré, je me suis mise à te dévaluer. Toi. À te dévaloriser. À te critiquer. Alors que je t’aimais tellement. Tellement maman. C’est nul. J’ai été nulle. C’est lamentable. J’ai honte aujourd’hui. J’ai honte d’avoir fait ça ».

     

    Mais si ces particularités de l’écriture de Christine Angot se révèlent ici spécialement efficaces, c’est qu’elles sont en parfaite adéquation avec le projet du livre et l’admirable construction qui lui donne forme. Comportements, réactions, discours, tout est ici traité sur le mode du pur phénomène et pour ainsi dire du visible. Mais ce visible n’est que l’envers des choses, l’essentiel est ce qui ne se voit pas, ce dont l’adolescente, qui s’éloigne de plus en plus de sa mère, ne parle pas. Et nous-mêmes sommes réduits au point de vue de cette mère aveugle, incapable de soupçonner quel amour impossible lie la fille à un père que nous apercevons nous aussi seulement de loin en loin – toujours avant ou après les moments où se déroule ce que nous ne devinerions pas si les autres livres de Christine Angot ne nous en avaient pas instruits. Or c’est ce détour par la cécité de la mère qui permet le retour final sur son aveuglement : au cours d’une longue scène finale, les deux femmes, après des années de silence, se retrouvent pour décrypter tant la conduite du père que l’impossibilité pour la mère de s’en douter. Un décryptage radical et sans concessions, ainsi qu’on pouvait s’y attendre : « C’est pas l’histoire d’une petite bonne femme, aveuglée et qui perd confiance, c’est pas l’histoire d’une idiote, non. C’est bien plus que ça. Car pourquoi elle perd confiance ? Tu as raison de dire que tu as été rejetée. C’est une vaste entreprise de rejet. Social, pensé, voulu. Organisé. Et admis. Par tout le monde ».

     

    Ainsi parle Christine Angot, avec sa vraie voix, sa voix retrouvée et, il faut bien le dire, inimitable. Il ne reste plus qu’à souhaiter qu’elle ait encore beaucoup à nous dire d’elle-même sur ce ton-là.

     

    P. A.

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  • Commentaires

    2
    Samedi 5 Septembre 2015 à 20:02

    Oui, c'est étonnant chez elle le gouffre entre ce qu'elle dit et ce qu'elle écrit.

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    1
    Fabienne
    Samedi 5 Septembre 2015 à 14:28

    Voilà qui remet les choses à leur place. En effet, j'ai été découragée par les innombrables interviews que l'auteur a données, sans intérêt, voire pleines de propos inconsistants.  Heureusement que tu es là pour relancer l'intérêt! Merci.

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