Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Quand j’étais enfant et qu’on m’emmenait au cinéma, ce que je préférais c’était ce qu’on appelait à l’époque les présentations, qu’on désigne maintenant par l’expression de bandes annonces. D’abord, j’y trouvais l’occasion d’avoir au moins de brefs aperçus de films qui n’étaient pas pour moi. Ensuite, quel que soit leur contenu, tous les films annoncés semblaient spécialement désirables du fait de n’apparaître qu’à travers quelques courts fragments. Une porte s’ouvre, un homme, pistolet au poing, surgit ; un homme et une femme se regardent et se mettent à s’embrasser sans crier gare ; quelqu’un se fait gifler ; un carrosse passe… Ces images, portant tout le poids invisible de l’histoire dont elles émergent, sont d’autant plus chargées de sens qu’on ne sait pas ce qu’elles signifient. Ah, pensais-je en suçant un Esquimau Gervais, s’il pouvait exister des films fabriqués entièrement selon ce principe.
Les sauces qu’on rallonge…
Eh bien, il en existe. Nos modernes séries, qui sautent à tout bout de champ d’un personnage à l’autre, ne reposent-elles pas essentiellement sur le procédé de la coupure ? Seulement les présentations de mon enfance tiraient leur prestige de demeurer énigmatiques, quand la frustration que la série génère et organise est appelée, et on le sait, à se voir comblée un jour au terme de multiples saisons. Si bien qu’en définitive ce genre tant vanté ne fait souvent que recycler la technique de base des feuilletons de jadis : rallonger la sauce.
À l’heure où un roman de moins de 400 pages paraît minable, il aurait été étonnant que le modèle n’en vienne pas à déteindre sur le genre littéraire roi… Daniel, Irlando-Américain à la recherche de ses racines, tombe sur Claudette, ex-star de cinéma, justement, qui a interrompu sans prévenir sa carrière pour aller se cacher au fond du Donegal. Coup de foudre, (second) mariage, (nouveaux) enfants. Mais aurait-il causé jadis la mort de Nicola, son premier grand amour ? Rattrapé, comme on dit, par son passé, il se met en devoir d’aller vérifier en Angleterre et craint que oui. Claudette le prend mal, elle le quitte. Cependant ils se remettent ensemble, au terme d’un ultime chapitre intitulé sans détour « Ode à la vie ». Comment faire, de cette histoire simple, un roman de 470 pages ? Maggie O’Farrell a la recette : débitez-la en tranches, changeant constamment de point de vue, d’époque et de lieu ; faites un sort au moindre personnage, au plus secondaire détail ; mélangez le tout. Vous obtiendrez ce que The Observer appelle « un vrai tour de force ».
L’esprit, cette gazinière…
De fait, il faut reconnaître qu’au moins au début on se laisse séduire, comme on était séduit par En cas de forte chaleur, roman de la même auteure paru en 2014 et dont j’avais parlé alors. L’écrivaine irlandaise a l’art de la petite scène, étirée à l’occasion en ce qui pourrait constituer une nouvelle très réussie (ainsi de l’histoire cachée de la mère de Daniel). Elle réussit aussi, décidément, les scènes de groupe, et, dans un long récit de mariage, on retrouve un peu de la folie qui faisait le charme du livre précédent — due, ici, à ce que la plupart des invités sont sous l’effet de substances diversement légales.
Mais, vers la page 234, alors qu’on en a encore autant devant soi, lisant cette phrase qui sonne comme une manière de mise en abyme : « L’esprit [est] une gazinière capable de faire bouillir plusieurs casseroles à la fois », on se lasse de ce qui apparaît soudain comme désespérément systématique. On se lasse de ces prolepses, de ces « Dans quelques années, au beau milieu de la nuit, Daniel apprendra… », « Plus tard dans la vie, Lenny ne conservera… », et ainsi de suite. On se lasse de la prétendue justesse psychologique qui fait, paraît-il, en partie, la réputation de Maggie O’Farrell. « De toute manière, me suis-je dit un peu plus tôt, en vérifiant mon passeport et en troquant le linge sale de ma valise contre des vêtements propres, où serait-elle allée, sinon là-bas ? »… Qui pense ainsi ?
En fin de compte, par-delà « l’art de la construction vertigineux » que la quatrième de couverture célèbre, une question émerge : et après ? Des mariages sujets aux turbulences, on en a tant vu. Que nous fait, en définitive, le sort de ces gens — leurs bégaiements, leurs eczémas, tout ce dont l’auteure les a affublés dans un désir frénétique de parler de tout qui aurait mérité, pour son excès, des moyens plus délibérément radicaux ? À propos d’En cas de forte chaleur, j’évoquais les livres dont on pourrait se passer mais auxquels on pardonne beaucoup pour le plaisir de lecture qu’ils savent faire naître. En l’occurrence, celui-ci me semblait alors reposer sur un équilibre subtil entre convention et folie. Si c’était bien le cas, l’équilibre est rompu.
P. A.