Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
L'une chante (en yiddish) et a déjà enregistré de nombreux disques. L'autre est, sous un autre nom, l'auteure de pièces de théâtre et, tout récemment, d'un roman. Mais Astrid Ruff et Doris Engel sont toutes les deux spécialistes d'une langue qui nous vient d'un monde disparu.
Sholem Aleykhem, dont elles proposent ici la traduction de plusieurs nouvelles, appartenait à ce monde. Celui du shtetl, cette bourgade à majorité juive de l'ancien empire russe. Né en Ukraine en 1859, mort à New York en 1916, il est l'auteur d'une œuvre considérable et très partiellement traduite en français jusqu'à présent. Œuvre qui a connu en son temps un immense succès dans le monde yiddishophone d'Europe et d'Amérique, et dont émerge peut-être seul pour bien des contemporains le roman de Tévié le laitier, métamorphosé en comédie musicale dans les années 1970 sous le titre d'Un violon sur le toit.
Du particulier à l'universel
Les textes choisis par Doris Engel et Astrid Ruff ont tous pour cadre une fête du calendrier juif, qui s'égrène ainsi au fil du recueil, de Yom Kippour (le Grand Pardon) à Pessah (Pâques). L'ouvrage va au-delà du seul travail de traduction : illustrés de tableaux de Soutine reproduits en couleurs, précédés d'une introduction et d'une biographie, suivis d'un lexique, les contes sont accompagnés chacun d'une notice qui introduit le texte, le commente et donne tous les éclaircissements nécessaires au lecteur ignorant des traditions judaïques.
Ce serait cependant une erreur de voir dans ces Récits sur les fêtes juives qu'annonce le sous-titre une sorte d'ouvrage d'ethnographie. On peut parfaitement les lire en négligeant les à-côtés, quelque précis et éclairants soient-ils. Car la traduction restitue une écriture qui, au-delà de l'intérêt historique et de l'émotion à découvrir une civilisation appelée à connaître quelques années plus tard le sort que l'on sait, permet à Sholem Aleikhem d'atteindre, comme l'écrivent Doris Engel et Astrid Ruff, « l'universel ».
Certes, ces textes sont autant de tableaux colorés de la vie des humbles, artisans, petits commerçants, des traditions et des coutumes qui la rythment. Mais ils ne composent pas pour autant la peinture idéalisée d’une communauté fusionnelle qui échapperait aux rapports de classes traversant la société dans son ensemble. Mariages impossibles, tromperie et exploitation, tout est là, surtout que, la plupart du temps, le narrateur est un enfant, dont la vision faussement naïve expose avec d’autant plus de netteté les contradictions des adultes qu’il ne les distingue qu’à demi. Ce qui n’empêche pas ce regard pseudo-enfantin d’apporter toute leur magie à des situations quotidiennes transformées par sa grâce en fantaisies étourdissantes. Sholem Aleykhem ne s’interdit d’ailleurs pas le recours occasionnel au merveilleux pur et simple, comme dans ce récit désopilant et truffé d’allusions historico-politiques de la révolte des coqs et des poules refusant d’être sacrifiés lors du rite expiatoire de Yom Kippour.
« Je vous le demande encore une fois… »
Émerveillements de l’enfance, violence de l’âge adulte, l’écrivain yiddish, on le voit, s’il « part du particulier très particulier », l’ouvre à ce qui est le plus général pour le meilleur et pour le pire. Mais il n’y parviendrait pas si son entreprise n’était avant tout littéraire, comme nos deux traductrices nous le font parfaitement sentir. Inventant une langue bondissante et nerveuse, à mi-chemin de l’écrit et de l’oralité, truffée d’exclamations, d’interpellations au lecteur et d’énumérations frénétiques, il crée un univers saturé d’énergie et d’une vitalité à toute épreuve. « Quel plaisir y a-t-il, je vous le demande encore une fois », dit un de ses jeunes narrateurs, « à rester assis à la maison ou à l’école, les soirs d’été, pendant que le grand ballon rouge du soleil descend de l’autre côté de la ville jusqu’à terre, allume la flèche de l’église et illumine le toit de tuiles rouges des bains publics et même les vieilles et grandes fenêtres de la grande synagogue glaciale, et que là-bas, hors de la ville, le troupeau se promène, les chèvres courent, les agneaux bêlent, la poussière monte et va jusqu’au ciel, les grenouilles coassent comme des crécelles, ça grince, ça résonne : un tumulte, un boucan, un vacarme ! »… Tous ces textes Au fil des fêtes sont parcourus du même élan jubilatoire, qui, s’il prend à ses yeux une dimension rétrospectivement tragique, n’en empoigne pas moins le lecteur par son intensité communicative.
P. A.