Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
La dérive de plus en plus prononcée des genres, en brouillant leurs limites, fait naître des objets littéraires singuliers. À mesure que tout un pan du roman tend à se confondre avec la biographie, celle-ci se laisserait-elle à son tour contaminer par la fiction ? On me dira sans doute que ç’a toujours été le cas, que raconter la vie de quelqu’un signifie toujours, à des degrés divers, la romancer… Peut-être. De toute façon, avec Edgardo Franzosini, c’est plus compliqué.
Cet écrivain italien né en 1952 s’est fait la réputation d’un spécialiste en « biographies excentriques » (dixit à son sujet La Reppublica). Réputation certainement méritée, notre homme étant par exemple l’auteur d’un Raymond Isidore et sa cathédrale (Adelphi, 1995, JC Lattès, 1998 pour la traduction française), ce qui en dira long à qui a visité, à Chartres, la célèbre Maison Picassiette.
Pour le présent opus, paru en Italie en 1984, il avait choisi un sujet à première vue plus romanesque et même, serait-on tenté de penser, romanesque à l’excès. Belle illustration de sa méthode : sans faire de la vie de Bela Lugosi une biographie classique, il n’en fait pas davantage, disons-le tout de suite, un roman.
« Je suis le roi des vampires »
On suit la carrière de celui qui donna un visage au comte Dracula. Débuts au théâtre dans sa Hongrie natale ; après la Première Guerre mondiale, participation à la République des Conseils, en tant que commissaire aux Activités artistiques ; d’où, quand la réaction triomphe, exil à Berlin, où le cinéma, encore muet, l’accueille (pas besoin de savoir la langue) ; puis, départ pour les États-Unis, où Bela Blasko devient Lugosi, du nom de la ville, Lugos, où il a vu le jour en 1882. Les débuts à Hollywood sont laborieux, avant 1931 et le Dracula de Tod Browning(1). C’est la gloire, laquelle dure plusieurs années, puis le déclin, dont nous parcourons les navrantes étapes cinématographiques jusqu’à la mort de l’artiste en 1956. Dernières paroles : « Je suis le comte Dracula, je suis le roi des vampires, je suis immortel ».
Biographie d’une métamorphose, annonce le sous-titre. Tout est dit. L’existence de l’acteur hongrois est examinée sous cet angle exclusif. On ne saura à peu près rien de sa famille, de son enfance ou de sa vie privée, et l’analyse de son métier d’acteur est elle-même tout au service d’une thèse nettement affirmée : ce qui rend le jeu de Lugosi « mélodramatique » au point de friser le ridicule, c’est, paradoxalement, « la sincérité et la passion » ; chez lui, « pas une ombre d’ironie » ; pour jouer, il le dit lui-même, « tu dois y croire » ; conséquence logique : au bout d’un certain temps, « quand il interprète le rôle du vampire, Bela interprète (…) son propre rôle ». Et, retournement à la fois réjouissant et vertigineux, cette réalité « se cache parfois, pour éviter d’être dévoilée, derrière une ostentation caricaturale et grotesque ».
Grenouille, brillantine et bombes incendiaires
Voilà qui expliquerait tant les « mouvements nerveux et surabondants » qui font ressembler l’acteur « à la grenouille de Luigi Galvani », que l’usage exclusivement musical qu’il fait des mots, dont, souvent, maîtrisant mal l’anglais, il ignore le sens(2). Et qu’il se prenne pour un vampire pourrait éclairer aussi d’un nouveau jour la fascination qu’il exerce, pendant ses années fastes, sur le public, en particulier féminin.
Évidemment, un parti pris aussi joyeusement non scientifique amène notre biographe à présenter comme autant de vérités ce qui semble bien avoir constitué autant de légendes ou de faux-semblants : le manoir gothique où Lugosi était censé vivre, et dormir dans un cercueil, avait été construit par une maison de production à des fins promotionnelles, et c’est à la demande de sa famille qu’il a été inhumé vêtu de sa célèbre cape — même s’il est vrai que, sous l’effet de la morphine, lui-même finissait par se confondre un peu avec son double, portant, par exemple, la cape en question pour se rendre à certaines soirées.
Mais qu’importe l’exactitude. On parle de cinéma. C’est-à-dire de rêves. À Hollywood, « les rêves absorbent chacun [des] habitants et chacun [des] habitants est employé à en produire ». Mieux encore, à en croire Pirandello, cité par Franzosini, la caméra, comme le vampire, absorbe la vie des interprètes, qu’elle laisse en proie à « un sentiment indéfinissable de vide, voire d’évidage »…
Un peu de cette influence maléfique s’étend par ricochet à l’auteur lui-même, fatalement contaminé par son sujet et, comme le comte entre la mort et la vie, comme l’acteur entre la réalité et la fiction, évoluant lui-même entre la biographie objective et le récit fantastique, mâtiné de second degré. Car l’humour loufoque ne manque pas dans ce livre au cheminement sinueux, plein d’anecdotes et d’excursus d’une érudition ostentatoire : sur l’usage de la brillantine, les vampires, bien sûr, et les chauves-souris (dont on apprend par exemple que l’armée américaine, pendant la Seconde Guerre mondiale, en avait rassemblé des milliers, qu’elle envisageait de transformer en bombes incendiaires). En fin de compte, de quoi est-il question ? De Dracula ? De Bela ? De Hollywood ? Des rêves, vous dis-je… C’est sans doute ce qui rend ce petit livre si délicieusement insaisissable.
P. A.
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(2) Pour s’en faire une petite idée, cliquez ici.