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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Blasmusikpop, Vea Kaiser, traduit de l'allemand par Corinna Gepner (Presses de la Cité)

https-_s-media-cache-ak0.pinimg.comD'abord on pense qu'il se publie vraiment de bien étranges choses… Voici un roman autrichien de 500 pages, au titre incompréhensible, écrit par une jeune femme de vingt-quatre ans, et qui se donne à première vue comme la chronique grotesque d'un village isolé des Alpes tyroliennes. Le récit proprement dit alterne avec un pastiche d'Hérodote – l'auteure, dont c'est le premier roman, est étudiante en philologie – relatant depuis les origines l'histoire de ces « barbares des montagnes ». Le tout est précédé d'un plan du village et suivi d'une table des personnages principaux puis de deux pages de remerciements.

 

Seules la curiosité ou l'abnégation du chroniqueur fidèle incitent au départ à jeter un coup d'œil sur cet objet déconcertant. Mais ce serait une erreur de ne pas leur céder. À le faire, on se demande en effet assez vite si un emballage aussi effrayant ne cache pas en réalité une bonne surprise.

 

C'est-y qu'tu consens à dev'gnir ma femelle ?...

 

D'abord, il faut bien l'avouer, c'est drôle. Vea Kaiser, en bonne philologue, a imaginé pour les habitants de Saint-Peter un patois auquel Corinna Gepner, en traductrice remarquable, a su trouver des équivalents français qui en restituent toute la force comique. Cela donne, par exemple, d'un amoureux fervent à sa fiancée : « Ilse, c'est-y qu'tu consens à dev'gnir ma femelle ? » ; ou encore, à propos du premier Africain à s'aventurer dans le village : « Oué, mé quand la nuit, on s'réveille près d'lui, hein, c'est-y qu'on l'voit ? – Ben, dis, t'as d'ces pinsées, hein ! » Je suis un garçon simple : j'avoue que ça me fait rire. On s'en lasserait pourtant peut-être si le procédé ne participait pas de la peinture satirique d'un lieu qui, pour être préservé, par la géographie et la méfiance de ses habitants, du reste de l'Autriche, n'en peut pas moins être vu comme la métaphore du pays tout entier, lequel en prend ainsi pour son grade – conformément à une tradition littéraire nationale bien établie. « Les barbares des montagnes de Saint-Peter ont développé au fil des siècles des us et coutumes que le lecteur civilisé se doit de connaître », nous dit le nouvel Hérodote. « Ailleurs dans le monde, les choses se développent grâce au changement. À Saint-Peter-sur-Anger, en revanche, c'est la continuité qui domine et tout reste comme il est ». Ou, ainsi que l'explique un des vieillards qui dirigent le village au jeune Johannes, candidat malheureux au baccalauréat:  « Ça fait des centaines d'années, hein, qu'on s'bat cont' les péteux, alors c'est ben qu'tu nous ayes montré qu't'es pô un péteux ». Cette critique de l'immobilisme et de l'esprit de clocher tire cependant toute son efficacité de l'extrême inventivité narrative dont fait preuve Vea Kaiser, laquelle éprouve visiblement une vraie et contagieuse jubilation à susciter des enchaînements et des rebondissements incessants comme à décrire les situations les plus loufoques. Le match de foot opposant Saint-Peter au F. C. Saint-Pauli (Hambourg), au cours duquel le titre s'éclaire enfin pour le lecteur germanophone, est à cet égard un sommet.

 

Bildungsroman

 

Car on n'est pas seulement dans la chronique, pour finir. Le héros ne voit le jour qu'au bout d'une centaine de pages, et il faut un moment pour le comprendre mais Blasmusikpop est bien un Bildungsroman, un de ces romans de formation dont le monde germanique s'est fait, de Goethe à Musil, Thomas Mann et au-delà, une spécialité. Rejeté par le village car trop intellectuel (autrement dit, « péteux »), le jeune Johannes s'épanouit au lycée situé « dans la vallée ». Mais c'est en intégrant le « club Digamma », constitué par quelques élèves férus de grec ancien et contempteurs de la modernité – l'ordinateur et le téléphone portable apparaissant comme des objets particulièrement abominables. Sans en être conscient il a donc quelques points communs avec les frustes montagnards qui le rejettent et qu'il méprise. Raison peut-être pour laquelle, renvoyé parmi eux par son échec imprévu, il s'intégrera à son corps défendant à une communauté qu'il aura ouverte pour finir au monde extérieur, non sans trouver au passage l'âme sœur en la personne d'une fille ultra-branchée, lui qui ignorait délibérément tout de Facebook. Cela ne l'empêche d'ailleurs pas de se faire in fine l'historien du village dans le style de son maître Hérodote.

 

Une  découverte

 

On l'aura compris, entre les lignes de ce roman comique se déploient des questions complexes. Elles portent sur l'identité et la différence, le conformisme et la marginalité, la modernité et le passéisme. Plutôt que d'y apporter des réponses, l'auteure esquisse dans l'espace qu'elles ouvrent une réflexion souple, subtile et sans condescendance pour personne. Le seul personnage résolument antipathique est un politicien « ultra-conservateur », qui, élu directeur du lycée de Johannes, prône… « de grands changements » dans l'organisation des études.

 

« Il arrive (…) que la rencontre avec l'étranger soit un moyen de voir plus clair en soi-même ». Telle est la conclusion que Vea Kaiser, par la plume de son jeune héros, donne à son roman. Une conclusion que les lecteurs pourront tirer pour eux-mêmes de ce voyage au pays des « barbares des montagnes », lequel se révèle en fin de compte, plus qu'une heureuse surprise, une sacrée découverte.

 

P. A.

 

Ce texte est paru une première fois le 6 septembre 2015 sur le site du Salon littéraire.

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