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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Ceci est mon corps, Claire Huynen (Arléa)

photo Pierre AhnneAssisterions-nous depuis quelque temps à un retour du religieux ? Je ne parle pas de phénomène de société, naturellement, je parle de thème littéraire. En 2022, Hélène Lenoir, dans Sous le voile (Grasset, voir ici), prenait au sérieux les aspirations et les souffrances des religieuses cloîtrées. Plus récemment, dans En vérité, Alice (Sabine Wespieser, 2024, voir ici), Tiffany Tavernier initiait son lecteur aux procédures complexes de la canonisation. Aujourd’hui, le roman de Claire Huynen annonce dès le titre une volonté d’aller encore plus loin dans l’exploration d’un sujet depuis longtemps dédaigné par la littérature : la foi – telle qu’elle se vit dans le cadre, à nouveau, du couvent.

 

D’Hervé à Hélène

 

Hélène s’est d’abord appelée Hervé. Après l’opération qu’elle a subie, « plus rien ne la contred[it], elle [sent] son corps conforme ». Dès lors qu’elle n’est « plus en désaccord », Dieu peut « venir à sa rencontre ». Cette ingénieure biologiste va d’abord passer trois semaines à l’hôtellerie d’une vieille abbaye encore habitée par quatorze religieuses. Puis, elle y revient pour trois mois. Quand elle demande à être reçue comme novice, elle ne cache rien de ce qu’elle a été. Longs débats au chapitre, entre celles qui estiment que « ce que Dieu a créé, l’homme ne peut pas le changer », et celles qui rappellent que dans le « corps glorieux », « à l’heure de la résurrection », « le principe féminin et le principe masculin s’uniront (…) en un seul principe ».

 

Hélène est enfin acceptée par ses sœurs. C’est alors (seulement ?!) que l’institution surgit, en la personne d’un homme, l’Abbé général, qui enjoint à la Mère supérieure d’annuler la décision. La nouvelle novice est expulsée. Le Ciel cependant ne l’abandonnera pas…

 

Avouons-le, on reste perplexe. Serions-nous dans une bondieuserie ? Religieuses « bonne[s] comme le pain », Christ qui vous prend « dans ses bras avec une douceur (…) encore jamais connue », prier « c’était très doux, très simple »… on a des doutes. Que veut vraiment nous dire ce court récit, qui ne raconte en fait presque rien et se réduit quasiment, dans une unité de lieu presque parfaite, à une controverse digne de celle, évoquée au passage, de Valladolid ?

 

Enluminures

 

Comment s’étonner d’être perplexe ? L’éditeur même semble un peu embarrassé, qui parle, en quatrième de couverture, d’une « réflexion profonde sur l’identité, la tolérance et l’importance de trouver sa place en harmonie avec ce que l’on est vraiment » – passant ainsi prudemment sous silence l’essentiel : Dieu.

 

Et l’auteure aussi paraît au fond légèrement perplexe devant son propre ouvrage. Qu’a-t-elle voulu faire ? Pas un mot sur l’enfance d’Hélène/Hervé, rien de ses hésitations, des difficultés auxquelles il ou elle aura inévitablement dû se heurter. Des difficultés ? Il n’y en a pas eu : « Elle n’avait pas subi de railleries, de regards en dessous, d’évitements vexatoires » ; « Elle était passée comme une anguille à travers la cruauté du monde ». D’ailleurs, « elle n’[a] jamais ressenti de désir amoureux pour personne » ; comme ça, c’est plus simple. Réduite à une épure, l’histoire de transition n’apparaît guère que comme un prétexte – ou une métaphore (« La modification que vous avez opérée à votre corps est bien peu de chose en rapport aux métamorphoses de votre âme », dit à l’héroïne l’abbesse).

 

La vie sous le voile serait-elle le vrai sujet ? Dans ce couvent comme suspendu dans l’espace et dans le temps, jamais de visites ni de visiteurs. On n’entendra guère parler des rituels qui scandent pourtant la vie en de tels lieux. L’auteure, au demeurant, qui invente gaillardement un évangile de saint Paul, semble avoir de la Bible une connaissance en pointillé… Quant au quotidien entre cellule et cloître, il n’existe, malgré les portraits attendris et précis des moniales, qu’à travers quelques images convenues (cuisine, jardinage…). Une seule exception : la pratique de l’enluminure, où Hélène s’épanouit, et à laquelle Claire Huynen consacre de longues pages – sans doute aussi symboliques, à nouveau, que documentaires.

 

Abîme

 

Alors, que reste-t-il ? Puisqu’il faut considérer comme secondaire ou décoratif tout ce qui pourrait d’abord passer pour la substance du récit, qu’est-ce qui demeure au cœur d’un livre qu’on lit cependant jusqu’au bout ?... Un grand vide, qui a tout aspiré, et constitue le principal voire le seul intérêt de toute l’entreprise. Ce vide, c’est la présence de Dieu. Un appel, un dialogue, un assez peu catholique face-à-face, auquel le texte revient toujours, obsessionnellement : « On est saisie » ; c’est « comme un coup de foudre » ; « C’était à la fois en elle et hors d’elle. Une manière d’irradiation dont elle ne savait si la source venait d’elle-même ou de l’extérieur ».

 

Comme saint Augustin, dont elle s’inspire dans ces dernières formules, Claire Huynen, quand elle parle de cela, glisse facilement dans une prose proche de l’oraison, scandée d’anaphores hypnotiques : « C’était une espérance, c’était une reddition joyeuse, c’était une gratitude » ; « Elle pria inlassablement… Elle pria avec ferveur… Elle pria dans la joie… Elle pria pour ne plus avoir le choix ».

 

Voilà le vrai cœur du livre, voilà ce à quoi son auteure voulait, à l’évidence, nous confronter. Ce point insaisissable, cette évidence que « les mots se refus[ent] à énoncer », la volonté de l’approcher quand même par les mots sont ce qui fait la force du texte. Et sa faiblesse : car Claire Huynen a cru que l’abîme ne suffisait pas, et qu’il fallait semer ses bords de fleurs. C’est son seul tort.

 

P. A.

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