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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Celui qui est digne d’être aimé, Abdellah Taïa (Seuil)

http-_www.teetravel.comImaginons qu’il y ait vraiment des écrivains de la vision et des écrivains de la voix. Si une telle distinction, fabriquée à l’emporte-pièce et qui trouverait vite ses limites, pouvait tenir, Abdellah Taïa appartiendrait sans conteste à la seconde catégorie. Car ce sont bien les voix, haletantes, précipitées, en proie à une permanente et inguérissable urgence, qui, en phrases saccadées et brèves, portent son livre et lui donnent son rythme unique.

 

Les voix de la passion

 

Elles disent, ces voix, ce dont elles sont possédées : la colère, l’amour, la rancœur, la nostalgie… Ce que l’on appelait, autrefois, les passions. Et, comme dans les plus grands romans classiques de la passion, c’est par lettres qu’elles s’expriment. Il y a, d’abord, la lettre qu’Ahmed écrit, par-delà la mort, à sa mère qui vient de disparaître. Puis celle que lui écrit Vincent, avec qui il a partagé une journée et une nuit, qu’il a abandonné ensuite et qui demeure épris et inconsolable. Celle, ensuite, que le même Ahmed écrit à Emmanuel, son amant, pour lui annoncer qu’il le quitte. Enfin, celle de Lahbib, l’ami de son enfance, dont le nom donne son titre au roman et qui s’adresse à lui au moment où Gérard vient de le quitter lui aussi.

 

Toutes ces missives, on est sûr qu’elles n’atteindront jamais leurs destinataires. Aussi bien, plutôt que de lettres, s’agit-il de monologues ressassés dans la solitude et empreints du besoin furieux d’entrer en contact avec l’autre (de nos jours, on n’ose plus employer le verbe communiquer). On n’entrera pas dans les détails, ce qui aurait pour effet de désamorcer les surprises d’où le livre tire en partie sa force. Ce qui se joue ici, entre les deux rives de la Méditerranée, c’est le destin de jeunes homosexuels marocains que des amants issus de la bourgeoisie intellectuelle française ont transformés à leur image et qui ne savent plus à quel monde ils appartiennent : « Je vis dans une nostalgie étrange », dit Ahmed à Emmanuel ; « Dans le manque de cet autre que j’étais censé devenir avant de te rencontrer et qui n’est jamais advenu ».

 

L’abîme des causes

 

Cette angoisse de l’identité donne lieu par moments, il faut bien le reconnaître, à un pathétique qu’on peut juger un peu encombrant. C’est le mouvement du livre qui rattrape le lecteur et revient le prendre, le relançant dans la boucle temporelle qu’il dessine et qui, au-delà de son habileté, l’ouvre sur des profondeurs assez vertigineuses. Car si, d’une certaine manière, on part du plus ancien (la mère, la famille…) pour descendre ensuite le cours du temps, on part aussi, d’une certaine façon, du plus récent pour remonter loin en arrière : Ahmed a quarante ans quand, dans la première « lettre », il parle à sa mère défunte ; dans la dernière, l’histoire de Lahbib, son compagnon d’adolescence, préfigure la sienne, qui se déroulera ensuite et que le lecteur a reconstituée entre-temps grâce aux deux monologues centraux et successifs. Ce court-circuit temporel ouvre, on l’a dit, un abîme : celui des causes. Faut-il les chercher dans l’histoire personnelle et la structure familiale ou dans une histoire coloniale qui n’en finit pas de se répéter ? Comme le suggèrent les multiples échos entre les quatre parties du livre, l’une influe sur l’autre et réciproquement, toutes deux dessinant un nœud indécidable.

 

Le champ où jouent ces forces opposées et complices, c’est le corps. Il est au cœur du roman d’Abdellah Taïa. Source de jouissance, il est aussi territoire à conquérir et contrôler. Le thème de la sorcellerie parcourt tout le livre : la mère d’Ahmed a « jeté un sort diabolique » à son mari ; pour faire disparaître l’enfant qu’elle attendait, elle projetait de « boire un breuvage sorcier qui [le] fe[rait] sortir de son ventre » ; « Étais-je ensorcelé ? » se demande Vincent ; et Ahmed, après sa rencontre avec Emmanuel, de se réjouir, bien à tort : « Ma sorcellerie avait marché. Tu étais à moi ». Par des charmes réels ou supposés, chacun cherche à s’assurer, sur l’autre et sur son corps, un pouvoir. L’enjeu de cette guerre, là encore, est indistinctement personnel ou historique — la guerre des colonisés contre les colonisateurs, des femmes contre les hommes, des filles et des fils contre les mères « dictatrice[s] » se poursuivant sans fin sur ce terrain où chair et affects s’entremêlent… pour engendrer quoi ? Les passions, décidément. Ces chimères incontrôlables…

 

P. A.

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