Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Les plus anciens de mes lecteurs s’en souviennent : à ses débuts, ce blog, consacré essentiellement au roman, exprimait volontiers une certaine méfiance pour le romanesque, doublée d’un intérêt pour ce qui, tout en s’inscrivant dans le genre, le débordait et par là le remettait en question. Puis le temps a passé et on a pu voir s’esquisser au fil de mes articles une réhabilitation du roman en tant que tel, et du privilège qu’il accorde à l’imaginaire. La raison ? Sans doute mon peu de goût pour ce qui prétend souvent lui succéder : une forme de bavardage où se mêlent autobiographie, essai, témoignage, dans une fascination pour les choses à dire et un désintérêt trop évident pour les manières de dire. Je ne voyais pas la remise en cause comme ça. Pour déborder le cadre, encore faut-il qu’il y en ait un.
Amours, mariages et quête
Tout cela pour en venir au nouveau roman de Paule Darmon, lequel met le romanesque le plus délibéré au service d’une critique indirecte et subtile du genre. En 2022, déjà, Robert de Niro, le Mossad et moi (même éditeur, voir ici) tirait vers la satire au sens premier du mot, dans un jeu plein de fantaisie qui n’empêchait pas une réflexion sur la notion d’identité, juive ou autre. Ici, on se croit d’abord dans un roman, comme on aurait dit jadis, de chez roman… Nous sommes en 1990. La narratrice, Claire, récemment veuve, est venue de New York à Paris pour l’enterrement de sa mère. Elle y tombe sur une carte postale imprimée en Bolivie, qui la représente à Fès, en 1939, âgée de quinze ans. Flash-back… Elle s’ennuyait alors près d’une génitrice célibataire, obsédée par son salon de coiffure et ses amants. Heureusement, elle a rencontré David, juif, riche, beau, et photographe talentueux. Quand elle se trouve enceinte, elle est prête à se convertir. Hélas, les amoureux sont séparés par leurs mères. Claire et la sienne regagnent l’Algérie, d’où elles étaient venues. La jeune femme y est mariée précipitamment à un époux catastrophique. Mais celui-ci, lorsque le régime de Vichy s’impose à Alger, saisi de panique, prend la fuite. Tant mieux : Claire rencontre Arthur, séduisant officier américain qui deviendra son deuxième mari et le père de son second fils.
Retour en 1990. La Claire sexagénaire prend l’avion pour La Paz, où elle espère retrouver la trace de David, auteur du cliché déclencheur. Ce sera ensuite Santa Cruz, où elle aidera à la restauration d’églises jésuites perdues dans la jungle, en compagnie d’un séduisant Alcides, que son âge ne rebute en rien. Enfin, retour à New York, où… Non. Je ne dirai pas un mot du retournement qui vient clore cette construction à double boucle, où se succèdent deux formes de romans dont l’une, comme dans Le Grand Meaulnes, est la remise en cause, voire le pastiche, de l’autre.
Dans la première, le romanesque s’affiche avec une innocence apparente qui tiendrait presque de la provocation : adolescence, grand amour, familles antagonistes, mariage malheureux, happy end… N’en jetez plus. La seconde use d’une thématique plus caractéristique de la modernité : la quête dont l’objet se dérobe. De vieux monsieur en vieux monsieur, bienveillants mais n’en pouvant mais, de lacune en absence, le fil de l’intrigue tend à se perdre à force de déplacements apparents et de vrai surplace, dans une atmosphère générale d’assez réjouissante absurdité.
Roman d’aventures, aventures du roman
Un point commun : l’exotisme. D’abord dans l’espace mais aussi dans le temps : « paysage de craie », « ville sertie de remparts », « spahis, légionnaires, tirailleurs (…) se mêl[ant] aux belles de nuit », la Fès de la première partie est un univers de carton-pâte. Dans la deuxième, il cède la place aux marchés grouillants de la Bolivie ou aux pistes « sanguinolente[s] comme un coup de griffe » qui serpentent à travers la forêt équatoriale. Tout cela renvoie à l’aventure de façon trop appuyée et trop tranchée pour ne pas être malicieuse.
Perdue dans ces images de cinéma, qui est Claire ? Elle qui, au début du récit, se demandait « ce qu’[elle] allai[t] faire de [sa] vie » s’aperçoit dans une vitrine de La Paz, « gringa aux cheveux blonds et lisses, lunettes noires, tailleur Chanel et talons bottiers », telle, dit-elle, « une Castafiore égarée en pays andin ». Cependant, au gré de ses errances, elle prendra conscience d’avoir longtemps « enfoui [sa] mémoire dans un linceul » pour « vivre sans heurt dans [un] monde de confort et de sécurité devenu (…) [sa] prison ». Et son équipée tant mémorielle que géographique sera une manière d’évasion ou de renaissance… après laquelle tout deviendra possible.
On retrouve le thème de l’identité dans ce livre qui place une petite catholique ignorante puis, des années après, une WASP d’adoption face à un judaïsme lui-même dédoublé : au monde des sépharades installés au Maroc après leur expulsion d’Espagne répond, en Amérique du Sud, celui des ashkénazes originaires d’une Europe centrale en proie au nazisme, qui ignorent pour la plupart l’existence de juifs marocains. Qu’est-ce qu’être juif ? Qu’est-ce qu’être soi ? La force du récit est de lier ces questions à une autre : qu’est-ce qu’un roman ? Par là, propos et façon de dire deviennent indissociables. Et le genre qui nous a longtemps proposé tant de modèles d’identification imaginaire se trouve, entre fausse naïveté et passage aux limites, à la fois célébré et mis à distance. Belle démonstration de son intérêt pérenne…
P. A.