Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
En janvier dernier, Philippe Videlier avait suscité mon enthousiasme par ses Quatre saisons à l'hôtel de l'Univers (Gallimard). Infatigable, notre homme est déjà de retour avec ces Dernières nouvelles des bolcheviks, lesquelles s’annoncent décidément en couverture comme des « nouvelles » — sous-titre dont on dira tout de suite qu’il est aussi problématique que celui de « roman » qui ornait la jaquette du précédent ouvrage.
Rappelons-le : dans Quatre saisons…, Videlier inversait la formule habituelle du roman historique en faisant entrer le roman dans l’histoire (en l’occurrence, du Moyen-Orient) plutôt que le contraire ; celle-ci devenait alors la seule véritable héroïne d’un récit qui donnait toute sa place à la façon de raconter — autrement dit, au style. Voilà du moins comment j’essayais de décrire une méthode que la quatrième de couverture du présent livre résume de façon plus lapidaire : « conter la vérité comme s’il s’agissait d’une fiction ».
Cavalerie rouge
Cette méthode, les Dernières nouvelles des bolcheviks l’appliquent à la Révolution russe et, donc, à la nouvelle. Association qui ne doit rien au hasard ou au caprice de l’auteur. Fondée sur la rupture, la rapidité, les éclairages resserrés, la nouvelle convenait en effet à un événement placé sous le signe de la surprise et du bouleversement radical. Surtout, cet événement, surcommenté, riche en facettes et jeux de miroirs, a été plus que d’autres l’objet d’interprétations et de prises de positions contradictoires. Comme pour neutraliser en le redoublant ce piège de l’interprétation à partir d’un point de vue unique, Videlier utilise habilement la restriction de champ propre au genre qu’il choisit ici de revisiter. Au fil des quatorze récits qui composent l’ouvrage, c’est, de la mutinerie du Potemkine (1905) au premier vol habité dans l’espace (1961), toute l’histoire de la révolution et de sa confiscation stalinienne qui se déploie. Mais les grands événements y sont vus de biais, tombant toujours en ombre portée sur un détail, un destin individuel, une anecdote qui viennent accuser indirectement leur importance.
On nous conte l’histoire exaltante et tragique de Maria Spiridonova, qui exécuta le tyrannique vice-gouverneur de Tambov sous le tsarisme — et tous les événements qui se succédèrent entre mars et octobre 1917 se déroulent en toile de fond. La Guerre civile tout entière sert de prétexte (ou est-ce l’inverse ?) au tableau de Malevitch Cavalerie rouge, inspiré d’ailleurs par une photo qui représentait, en pleine charge, la cavalerie… blanche. Le monde du goulag surgit d’une évocation apparemment anodine de la vogue dont Jack London fut l’objet dans la jeune URSS. La vie du maréchal Blücher, alias Galen, ou le contraire, personnage si romanesque qu’on le croise dans deux romans (de Malraux), permet de dire le massacre des officiers supérieurs par Staline à la veille de la seconde guerre mondiale.
Train blindé
Cet art du décalage influe sur l’écriture elle-même, riche en notations savoureusement incidentes, sur le fromage de Tilsit ou tel palais du tsar, « entouré de vignes qui donnaient en abondance un excellent vin rouge ». On retrouve aussi le rythme endiablé, l’élégance syntaxique, le goût des références littéraires (Malraux et London, mais aussi Jules Verne et Panaït Istrati), qui sont propres à l’auteur. On retrouve son humour et son ironie (« Les Américains sont de grands enfants […]. Les Français ont un sens aigu de la courtoisie »). Et un recueil de nouvelles, même si elles composent, comme ici, une manière de roman qui n’en serait pas vraiment un, incite à une diversité de registres plus grande encore que le roman qui précédait et n’en était pas un non plus. L’épopée est bien là (comment en irait-il autrement ?) : « La révolution était maelström, tourbillon, chaudron bouillonnant » ; le train blindé du commissaire du peuple à la Guerre (Trotski) « engloutissait les kilomètres, les verstes. Quatre-vingt-dix-sept mille six cent vingt-neuf verstes. En droites, en courbes, en spirales »… Mais on trouve aussi le lyrisme, à propos, par exemple, d’un lac sibérien « aux eaux si pures, si transparentes qu’on y voyait évoluer les poissons dans ses profondeurs, à la belle saison, lorsqu’il n’était pas gelé ». Et l’histoire de Gagarine commence comme un conte merveilleux russe, dans « une maison de bois, attenante à un jardin où poussaient des cassis et des groseillers ».
Chute d’Icare
Sauf que le beau lac est « situé sur le cours supérieur de la Kolyma, dans l’oblast de Magadan d’où extrayaient l’or des mines les bagnards du Trust du Grand Nord »… La fausse nonchalance et le goût apparent du surplomb qui caractérisaient Quatre saisons à l’hôtel de l’Univers laissent parfois place ici à un ton plus amer et à des indignations plus explicites, qu’il s’agisse d’évoquer « les paysans de Tambov écrabouillés par la troupe » (du tsar), Guernica bombardée par l’aviation nazie ou la mise à mort de Pilniak, Mandelstam ou Babel lors des grandes purges des années trente. Et le conte de fées de Gagarine se termine en allégorie, lorsque, en 1968, lors d’un vol d’entraînement, le MiG-15 qu’il pilote avec son instructeur « percuta la Terre à une vitesse de 750 kilomètres-heure ». Chute, à tous les sens du mot, qui clôt le livre sur un adieu dont la mélancolie résonne comme l’écho de son titre : ce sont bien les « dernières nouvelles » d’un monde perdu que Philippe Videlier, avec l’intelligence et la grâce qui sont les siennes, nous a données.
P. A.
Illustration : Kasimir Malevitch, La Charge de la cavalerie rouge (1928-32)