Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Elle vient de publier un premier roman chez Gallimard : Licorne. Rien de médiéval ni de fantastique là-dedans, mais l’histoire furieusement contemporaine d’une très jeune femme prisonnière des réseaux sociaux. Et, pour nous faire le portrait de cette nouvelle Emma Bovary, une prose quasi flaubertienne, la mélancolie en plus. J’ai dit (ici) mon admiration devant tant d’ironie, de subtilité et d’élégance, pour un coup d’essai. Cela valait bien un entretien…
Nora Sandor a voulu que cet entretien soit illustré par une photo prise en Bretagne...
Comment en êtes-vous venue à écrire ?
J’écris depuis que je suis petite, ce n’est sans doute pas original… C’est la lecture, et aussi une certaine solitude, qui m’ont amenée à le faire.
J’éprouve le besoin de trouver des formes qui expriment la réalité d’aujourd’hui. Et puis, comme Maëla, mon héroïne, quand elle photographie la neige, j’écris pour sauver les choses de la finitude. À une échelle modeste, bien sûr…
Comment écrivez-vous ?
D’abord, je n’écris pas tout le temps. Il peut y avoir d’assez longs moments où je n’en éprouve pas le besoin. Il faut que j’aie une idée, et quelques phrases qui commencent à tourner dans ma tête, de façon un peu obsessionnelle. Après, je peux écrire assez vite et intensément. Licorne a été écrit en trois mois.
À mesure que j’avance, je relis. Et je coupe beaucoup.
Écrire, est-ce pour vous un travail ?
Oui, si on entend par là poser un objet dans le monde. Ce qui correspond à une nécessité, pour moi. Et au sens, bien sûr, où il y a un travail sur le texte. Mais ce n’est pas ce qu’on pourrait appeler un travail aliéné.
Y a-t-il des auteurs dont vous vous sentez proche ?
Beaucoup… Parlons de ceux qui m’ont été proches dans l’écriture de ce roman-ci. Il y a eu Flaubert, bien sûr. Tout le livre est un hommage à Flaubert. Mais à d’autres écrivains aussi. Baudelaire, en particulier. On trouve plusieurs vers de lui dissimulés dans le texte. Par exemple, il y a quelque part la comparaison du ciel avec un couvercle.
Et puis, il y a les moralistes du XVIIe siècle. En particulier La Bruyère, pour l’aspect satirique, et Pascal, pour le côté plus métaphysique. Maëla ressent l’angoisse des deux infinis…
Madame Bovary cherchait dans la littérature des modèles sur lesquels calquer sa vie. Votre héroïne, Maëla, en cherche sur les réseaux sociaux. Pensez-vous qu’ils sont les fabriques de l’imaginaire contemporain ?
Oui, je crois qu’ils proposent une forme d’idéal paradoxale. Ils fabriquent des modèles de masculinité (dans mon roman, c’est BodyMax (1)) et de féminité (BelleBeauté (2)). Ils renvoient aussi à un idéal très néo-libéral de réussite individuelle. En même temps, pour Maëla, ils sont la seule échappée possible hors de la vacuité sociale et existentielle qui est la sienne. La société ne lui offre rien qui la satisfasse. Elle rêve d’une autre existence possible, et le rêve, chez elle, prime sur le réel.
Et elle est aussi face à l’absence de Dieu, d’où la référence à Pascal. Pour moi, c’était très important que le personnage, même s’il est considéré par moments avec ironie, ne soit pas seulement ridicule et éveille une forme d’empathie chez le lecteur. Maëla fréquente la fac, mais n’arrive pas à s’intéresser à ce qu’on lui enseigne. Sa sensibilité n’arrive pas à entrer dans le cadre académique qu’on lui propose. Pourtant, cette sensibilité est réelle, et trouve à s’exprimer ailleurs : dans son admiration pour le rappeur Mowgli, dont elle écoute les textes en boucle, dans son amour de la nature bretonne… La difficulté, du point de vue de l’écriture, était de faire sentir cela par un certain lyrisme, tout en bannissant le lyrisme romantique dont Flaubert se moquait dans Madame Bovary.
Face à ces réseaux et à leur puissance, quels sont les pouvoirs de l’écriture ? Du roman, en particulier ? La littérature est-elle toujours d’actualité, au temps de Snapchat et YouTube ?
D’abord, il est bien difficile de mesurer la puissance / impuissance de la littérature. Ensuite, je crois qu’elle peut se saisir d’un objet comme les réseaux sociaux et l’analyser, poser la question de leur sens, ce que les réseaux ne peuvent pas faire. Pour cette raison, c’est important de les prendre comme objet littéraire. Le problème, évidemment, est que la littérature parvienne à s’adresser à ceux qui ne sont pas, a priori, touchés par elle. Mais, dans l’idée, il n’y a pas concurrence entre elle et les réseaux, même si c’est le cas en fait. Donc, il ne faut pas désespérer !
N’oublions pas non plus que les réseaux sociaux s’occupent parfois de littérature ou, en tout cas, de livres. Bookstagram permet à des groupes de lecteurs de partager leur passion pour tel ou tel livre.
De toute façon, un point essentiel était, pour moi, de décrire cet univers des réseaux de façon axiologiquement neutre, sans jugement de valeur d’aucune sorte. Encore un principe flaubertien…
Dans votre roman, la référence à Flaubert, justement, est explicite et revendiquée. Pensez-vous qu’il reste un écrivain moderne ?
Oui, ne serait-ce que par son style. Bien sûr, il y a eu d’autres expériences littéraires, très différentes. Mais il y a chez Flaubert une universalité, un aspect qui ne se démode pas. Et c’est lui qui a ouvert la modernité où nous sommes toujours. Les réseaux soulèvent, sur un autre type de support, la question que Flaubert posait déjà : celle du rapport entre la virtualité et la réalité. Et la littérature, en tant qu’elle est porteuse de fictions, interroge cette frontière.
Les refrains du rappeur imaginaire Mowgli, que vous évoquiez tout à l’heure, forment un contrepoint permanent à votre texte. Par ailleurs, votre propre écriture, ou, disons, celle de la narratrice, est très musicale. Quel rapport établissez-vous entre ces deux musiques ?
Je voyais là la possibilité d’un effet de contraste intéressant dans cette introduction d’une forme d’expression, disons, « illégitime ». Et, bien sûr, on est dans une forme de parodie. J’hyperbolise…
En même temps, les textes de Mowgli participent du désir de fuite dans le rêve qu’éprouve Maëla. On y trouve certaines des références à Baudelaire dont je parlais plus tôt. Mais c’est Baudelaire à l’heure des réseaux…
Mowgli est un personnage un peu paradoxal. Il correspond, pour une part, au topos de l’artiste romantique, de l’artiste maudit. Mais, en même temps, il cherche à disparaître. Il entretient des versions contradictoires de sa propre biographie, et, au fond, se refuse à avoir une identité, alors que tous les autres personnages cherchent, au contraire, à en avoir une, très définie. Tous les discours s’engouffrent en Mowgli. D’ailleurs, il dit, comme La Bruyère : « Je rends au public ce qu’il m’a prêté ». Ses fans se livrent sans arrêt à des interprétations et à des commentaires de ses textes, ce qui est d’ailleurs une caractéristique des réseaux : les exégèses y circulent et s’y échangent sans cesse, notamment dans le domaine du rap. Sur le site genius.com (3), par exemple, les textes des rappeurs sont commentés presque mot à mot.
Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?
Je pense à un roman dont l’action se passerait dans le monde des écoles d’ingénieurs et de l’entreprise, avec, à l’arrière-plan, les problèmes de l’écologie. Pour l’instant, j’essaie de me renseigner, de lire, de rencontrer des gens. Il devrait y avoir deux parties, l’une à Paris, l’autre à Berlin. Et, cette fois, une narratrice à la première personne.
Mais toujours des personnages moyens, voire médiocres. Ce sont ceux-là qui m’intéressent.
(1) Roi du fitgame sur les réseaux et amant de Maëla
(2) Influenceuse, dans le domaine de la mode, qui fait rêver Maëla
(3) Voir ici.Cliquer sur le texte pour faire apparaître les commentaires.