Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Le hasard objectif n’est pas seulement une invention poétique d’André Breton. Il se manifeste parfois. Voici quelques semaines, dans une des nouvelles d’En un souffle, de Daniel Argelès (voir ici), je rencontrais pour la première fois le nom de Gertrud Kolmar (1894-1943). Quelques jours plus tard, Alain Lercher, auteur de plusieurs essais et poète lui-même, m’adressait l’ouvrage qu’il vient de consacrer à cette auteure allemande, juive, morte à Auschwitz, et qui, comme il le rappelle, a sa rue à Berlin, perpendiculaire à la rue Hannah Arendt. Un tel sujet, une pareille insistance du hasard réclamaient que je fasse exception à mon intérêt habituel pour le roman.
Une vie en Allemagne
Le titre résume l’entreprise, dans sa double dimension. Il s’agit de relater, honnêtement, scrupuleusement, c’est-à-dire simplement, sans en faire un roman biographique ou, pire, y mêler sa propre autobiographie, la vie de Gertrud Kolmar. Et, comme c’est une vie de poétesse, on suivra en même temps les étapes de l’œuvre, dont on verra se déplier les figures et les thèmes. Mais le même titre dit aussi d’emblée quelque chose du ton de l’essai proprement dit, de l’empathie et de l’indignation qui l’animent. On peut les trouver un peu insistantes, s’agissant de faits connus et qui parlent trop bien par eux-mêmes. Cependant Alain Lercher nous dirait sans doute que dans un pays où, de façon générale, l’oubli de l’Histoire et de ses leçons semblent en constant progrès, il s’adresse de surcroît aux plus jeunes générations. Il n’aurait pas tort.
Le texte déroule donc l’existence de Gertrud Chodziesner, que son père, en lui offrant, en 1917, la publication de son premier recueil, rebaptisa Kolmar, du nom donné par les Prussiens au village de Chodziesen, en Posnanie, d’où la famille était issue. Une famille bourgeoise et berlinoise parfaitement assimilée. Le père est avocat, la mère fille d’industriels, Walter Benjamin est le cousin germain de Gertrud. Si celle-ci exprimera, les années sombres venues, son sentiment d’appartenance au judaïsme comme à un « peuple », ce ne sera jamais sur le mode religieux. Après les études, suivies d’un séjour en France, c’est l’événement traumatisant qui va marquer toute sa vie : un avortement. Et, presque aussitôt, ce sont les premières œuvres et les premières publications.
Très vite, cependant, ce récit de vie se confond avec l’histoire, exemplaire et glaçante, d’un piège en train de se fermer. En 1933, les nazis arrivent au pouvoir. En 1935, les lois de Nuremberg formalisent les persécutions antisémites. En 1938, Gertrud et son père, resté veuf, sont contraints de quitter leur villa et son grand jardin. Pour ne pas l’abandonner elle renonce à fuir en Angleterre et, de là, en Palestine, comme elle en avait le projet. En 1941, elle est astreinte au travail en usine. Il meurt à Theresienstadt en 1943. Quelques mois après, elle disparaît dans un convoi pour Auschwitz. Dans son avant-dernière lettre connue, elle écrivait : « Il est magnifique de se retourner au bout de la Pariser Strasse pour regarder derrière soi la Ludwigskirche sur un fond de couleurs carmin et lilas délicatement déposées »…
« Oui par avance »
La correspondance est une part importante de l’œuvre, en partie publiée (et traduite), en partie perdue, en partie sauvée par la famille. Une œuvre où dominent pourtant les poèmes, groupés par cycles. On y retrouve sans cesse la figure obsédante de l’enfant mort (« Je viens du jardin, / J’emporte une bêche, / J’étais près des symphorines blanches, / Et j’ai creusé un trou »), l’évocation du monde naturel et surtout animal, l’amour (« Ton passage est resté dans mes jours, / Comme s’accroche à une robe un parfum / Qu’elle ne connaît pas, ne calcule pas, seulement accueille, / Pour toujours le porter »).
Plus étonnant, un ensemble de poèmes est consacré à Robespierre, sur lequel notre auteure a écrit aussi un essai. Mais il y a bien des choses étonnantes chez Gertrud Kolmar. Cette fille dévouée, qui deviendra, à l’usine, une ouvrière zélée, se dit « libre, par-delà [sa] servitude », car elle « approuv[e] » son destin – « Même si je ne le connais pas encore, je lui ai répondu oui par avance ». Et, en même temps, rien de docile ni de conventionnel chez cette grande sensuelle, qui vivra, dans la fabrique de carton où se manifeste son goût pour le travail bien fait, une ultime histoire d’amour. Il y a en elle une violence singulière, présente notamment dans ses rares récits : Suzanna (1939-1940) (1) et, surtout, La Mère juive (1930-1931) (2), court roman expressionniste, invraisemblablement sinistre, dont l’esthétique évoque le cinéma de Lang et de Murnau.
Dans un va-et-vient constant entre Histoire, vie personnelle et œuvre, Alain Lercher brosse à petites touches le portrait de cette femme contradictoire, énigmatique, qui « ne voulait pas être écrivain » mais se savait poète. Expression tragique et quintessenciée, à sa manière, de son époque. À lire et à méditer pour son œuvre autant que pour sa vie.
P. A.
(1) Traduction Laure Bernardi, Farrago, 2000
(2) Traduction Claude-Nicolas Grimbert, Farrago, 2003
Illustration : Gertrud Kolmar, vers 1928