Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Voici un monstre. D’abord par ses dimensions : 1 355 pages imprimées serré, sans compter la postface de l’éditeur et la notice biographique (indispensables), ni les (inévitables) remerciements. Jadis, on aurait imprimé plusieurs tomes.
Ce colosse est hors norme aussi par sa conception et son histoire. Né, en 1919, dans un village de pêcheurs, sur la rive sicilienne du détroit de Messine, Stefano D’Arrigo, après des études de lettres, s’installe à Rome, pratique la critique d’art et publie des poèmes. Dans les années 1950-1960, il fait paraître, en revue, des extraits de ce qui deviendra l’œuvre de sa vie. Trois éditeurs se disputent aussitôt les droits de l’ensemble. Mondadori l’emporte. D’Arrigo demande quinze jours pour relire le texte, lesquels deviendront quinze ans, et aboutiront à ce que Pasolini, un des admirateurs du livre avec Primo Levi, désignera comme « 1 257 pages de poésie pure ». Paru en 1975, l’ouvrage sera plusieurs fois réédité. Le voilà pour la première fois en français, grâce à deux traducteurs qui méritent tous les hommages, tant pour la beauté de leur texte que pour l’ampleur de leur travail.
Le retour de ‘Ndrja
« En plus de dictionnaires de sicilien (mais aussi de calabrais, de crespinais, la langue de Pise, et d’acquarais), plusieurs dictionnaires régionalistes », disent-ils, « notamment bourguignon et provençal, des essais et des recueils sur la pêche, l’océanographie, la volcanologie, nous ont été indispensables ». La langue elle-même tire en effet du côté de l’inouï, que ce soit au niveau de la phrase, dans sa longueur et sa musicalité, ou du vocabulaire, semé d’emprunts linguistiques divers mais aussi de mots déformés ou de mots-valises. On pense d’abord à Gadda. Puis à Joyce. Car nous sommes face à rien de moins qu’une Odyssée moderne.
L’énormeroman raconte quelques jours en 1943. Le sud de l’Italie et la Sicile sont déjà libérés, les Anglais et les Américains sont à Messine. Les jeunes gens mobilisés dans la défunte armée italienne ont été faits prisonniers, ont été rendus à la vie civile ou ont déserté. Parmi eux, ‘Ndrja Cambria, qui rentre chez lui, sur la rive sicilienne du détroit, jamais nommé autrement que « Charybde et Scylla » (« Une épouvante de mer, il est bon de le dire, et même de double mer, un méli-mélo de rèmes par-dessous et de rèmes par-desus, de bastardelles traîtreuses aux fils compliqués »). Ce retour sera narré en trois parties. 1) ‘Ndrja longe, à pied, la côte calabraise, « pays des Femmes », ou plus précisément des « féminautes », « grandes, charnues et attirantes, avec le brun cuit de leur peau de magiciennes », qui, en l’absence des hommes, se livrent vaillamment à la contrebande du sel. 2) L’une d’elles, Ciccina Circé, accepte de le passer en Sicile, en échange de certaines faveurs (« Chevauchez-la sans ménagement, votre monture, éperonnez-la, cavalier »). Au village, le héros retrouve son vieux père. 3) L’Orque du titre arrive dans le détroit, « énormanimal spectaculaire », « colosse noir, rocheux », « qui donne la mort » et « passe pour immort[el] ». Sous les yeux de ‘Ndrja et des autres pêcheurs (les « pellisquales »), il est pourtant mis à mort par les « fères », version sournoise, cruelle et rusée du pacifique dauphin. Suit un finale magnifique, qui étire sur plusieurs centaines de pages, entre comédie napolitaine, psychologie façon Nathalie Sarraute et mythologie, la négociation au terme de laquelle les marins anglais accepteront d’échouer le cadavre de l’Orque devant le village, apportant subsistance et profit aux pêcheurs ruinés et affamés par la guerre. Un rapide (tout est relatif) dénouement clôt le tout.
Entre deux temps
Non seulement dans ce passage, mais tout au long du volume, le temps est prodigieusement dilaté. Par les retours en arrière, les récits annexes, les dialogues infinis coupés de réflexions longuement triturées et ressassées. Mais aussi du fait que, par-delà l’histoire et l’Histoire (la guerre, rarement montrée, est sans cesse présente par ses effets), le récit se meut en permanence dans le temps du mythe.
Le monstre n’est pas seulement un phénomène que l’on montre. À en croire Heidegger (1), il est aussi « le Montrant ». Le texte de l’écrivain sicilien fait signe vers des mythes et des œuvres multiples, qui ne cessent de se croiser et de se mêler. On repère au passage, outre Joyce, la Bible, Melville, le Hugo des Travailleurs de la mer. Homère, évidemment. « Oh, les sirènes », s’écrient de jeunes pêcheurs apercevant « une poignée de féminautes », « flottant, toutes nues et trempées », « entre les rochers déserts ». Quelquefois, cependant, « les sirènes redevien[nent] poiscaille, redevien[nent] ce qu’elles étaient à l’origine : des fères, est-il besoin de le dire ? » La fiancée de ‘Ndrja, en attendant son retour, brode des napperons dont elle défait régulièrement « le fil point par point » (« Et comme ça je recommençais toujours au commencement »). Ciccina Circé se passe de commentaires. Au cours de la traversée qu’il a accomplie dans sa barque, le héros a eu plusieurs fois « l’impression d’être mort et de vivre comme un mort son passage vers il ne savait où ».
Entre deux mondes
Car la mort, et le thème du voyage de la vie vers la mort, ou inversement, sont omniprésents. Si l’Orque personnifie la guerre et la mort, sa mort signifie le retour de la vie. Et le livre peut aussi se lire comme une vaste allégorie figurant le passage d’un monde ancien, aux valeurs et aux habitudes traditionnelles, à un monde nouveau annoncé par l’arrivée de la technologie et du mercantilisme anglo-saxons : du cadavre gigantesque de l’Orque, surgie des légendes, les « pellisquales » espèrent tirer bien plus de profit que de leur pêche ancestrale.
Tout cela, dont on ne peut épuiser la richesse en une seule lecture ni en une simple note de lecture, est porté par une écriture somptueuse, qui entrelace le merveilleux et le réalisme, le comique et la tragédie, le lyrisme et le populaire, selon les flux et reflux de phrases musicales et ondoyantes, à l’image du grand et ultime personnage du livre : la mer.
« Le jour montait à vue d’œil, et la lumière réverbérée par le soleil encore lointain et invisible paraissait s’attiser dans les airs, dans le poudroiement d’écume qui s’élevait (…) comme de nuageux éplumages de myriades et myriades d’oiseaux canaris blancs jaunes et dorés reposant encore dans leur sommeil »…
P. A.
(1) Commentant, dans Qu’appelle-ton penser ? (PUF, 1959), Hölderlin, auquel D’Arrigo a justement consacré une thèse