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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Horn venait la nuit, Lola Gruber (Bourgois)

www.photo.netVoici venu le temps des rattrapages… L’heure approche, sur ce blog, du repos estival, c’est le moment, pour le blogueur, de lire les livres qu’il n’a pas pu lire pendant l’année. Comment aurait-il eu le loisir de les lire quand, comme celui-ci, paru en janvier, ils comptent six cents pages ?

 

C’est un roman d’Europe centrale, comme il y a des romans américains. Et les ombres de Gogol, Kafka, Kundera, Kertész, Perutz, d’autres encore, planent sur lui. Entre Slovaquie et Hongrie, on suit le Danube. Mais l’auteure est trop rusée pour feindre tout uniment d’appartenir au monde qu’elle évoque, comme certains n’hésitent pas à le faire s’agissant des États-Unis (1). Il y a deux romans (au moins) dans ce roman colossal. Et l’un a pour héros Simon, que Mathilde vient de quitter, qui s’est fait licencier avec indemnité par le magazine qui l’employait, et qui, sans bien savoir pourquoi, décide de quitter Paris pour Olomouc, en République tchèque, afin de vérifier si les histoires rocambolesques que racontait son père à propos du sien sont vraies ou non. S’ensuivra une enquête-errance qui le mènera à Bratislava puis à Budapest, et au terme de laquelle les histoires rocambolesques se révéleront moins rocambolesques que la vérité.

 

Romanesque et romanesque

 

En alternance, le second roman suit son cours. C’est celui d’Ilse. Cette vieille dame reçoit, chez elle, à Berlin, une lettre (on saura plus tard de qui et pourquoi) adressée à quatre personnes, dont elle, portant son nom, et une photo : est-ce bien d’elle ? Réponse : oui. Et Ilse, le cliché dans les mains, se met à remonter le temps. Nous l’accompagnons, depuis son enfance pendant les années 1940 dans une petite ville de Slovaquie, jusqu’en Allemagne, au gré d’une existence aussi tragique et mouvementée que le destin des pays qu’elle traverse.

 

Tout le livre de Lola Gruber repose sur la complémentarité de ces deux romans, fondés sur deux conceptions quasi antithétiques du romanesque. Côté Ilse, nous avons la famille, l’enfance, un double amour-passion ; une gymnaste prodige, une masseuse miraculeuse ; des polices politiques, un complot, la grande Histoire… Bref, du roman à l’état brut, avec l’émotion et l’empathie requises. Côté Simon, voici un antihéros « indécis, toujours plus enclin au court terme qu’à l’engagement », prêt à suivre « ce qui s’offr[e] à lui par hasard » ; voilà l’absurde, et une errance sans but clairement défini, pleine de maladresses, de temps morts ou de moments creux (« Qu’est-ce qu’il était venu faire ici ? Qu’est-ce qu’il cherchait ? »). Voilà, avec son humour à froid, un romanesque post-romanesque, s’offrant de surcroît le luxe ironique d’un vrai dénouement de roman.

 

Scène et coulisses

 

De ce dispositif naît un double plaisir de lecture, savamment alterné et dosé. Bien sûr, les deux récits se recoupent puis s’entrecroisent, jusqu’à faire surgir du passé une image complète. Je serai d’autant moins tenté de déplier et de déflorer tous leurs détours qu’à les parcourir, je l’avoue, on se perd parfois un peu. Cependant leur complexité est à l’image du monde qu’ils dépeignent, où les régimes politiques changent du jour au lendemain, les traîtres grouillent, les minorités nationales se bousculent et s’inversent. Le fil rouge du judaïsme y court, de plus, d’un bout à l’autre.

 

Mais bien des fils sillonnent et structurent ce gros livre : le thème de la disparition est partout, celui de la cicatrice et de la trace réapparaît régulièrement, celui du théâtre, surtout, occupe une place de choix. Comment s’en étonner, quand tous ici doivent porter un masque et que les changements d’identité sont incessants ? Lola Gruber connaît bien, on le sent, le monde des coulisses comme celui de la scène. Son Ilse, qu’un accident de gymnastique, la condamnant à boiter, semble avoir maintenue comme en retrait de sa propre vie, est accessoiriste dans un petit théâtre de province. Ce qui nous vaut, entre autres beaux passages, un brillant éloge de l’accessoire, cet élément essentiel de tout spectacle (« Et c’est comme ça que le vieux Martin, je lui ai sauvé son monologue avec un ravier »).

 

Comme décor, nous avons des villes qui sont autant de personnages à part entière : petites bourgades tchèques ou slovaques, grandes cités allemandes… Et deux vedettes, même dans leurs faubourgs miteux : Bratislava, ses rues « indécises, ne sachant plus si elles veul[ent] quitter le camp d’un passé devenu illisible pour celui d’un présent gouverné par l’aléatoire » ; Budapest, surtout, son « mélange de dureté et de fantaisie, d’élégance et de ruine, de fierté et de résignation »… En ce début d’été, une belle invitation au voyage immobile, dans l’espace comme dans le temps, loin des ris et des jeux.

 

P. A.

 

(1) Voir par exemple ici

 

Illustration : le Danube à Budapest

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