Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Peut-on être un écrivain, surtout irlandais, et ne pas se sentir concerné par Joyce ?... L’écrivaine irlandaise Edna O’Brien n’est pas seulement l’auteure des Filles de la campagne (Fayard, 1988), de Girl (Sabine Wespieser, 2013) et de nombreux autres romans. Elle a aussi publié un James Joyce (Fides, 2001). Et, dans un court livre paru en 2020, traduit en 2021, elle tente, en quelques dizaines de pages, quelque chose qui n’est ni un roman ni une biographie mais, disons, une promenade (évidemment) littéraire à travers l’histoire du couple Joyce-Nora Barnacle.
Génitoires et transsubstantiel
Hommage à celui dont la lecture, il y a longtemps, l’a introduite, dit-elle, à l’écriture : le pastichant amoureusement dans un texte tissé aussi de citations empruntées à Ulysse, à Finnegans Wake et à sa correspondance, elle évoque plutôt qu’elle ne la raconte l’histoire du couple qu’il formait avec Nora. La rencontre (« Joyce était dublinois, Nora de Galway. Elle devait apporter ses ritournelles, ses contes, ses sortilèges, les échos de son ascendance, l’autre moitié de l’Irlande — terre, tristesse, orties gris-lune et murmures de pluie ») ; le départ pour Zurich, Rome, Trieste, Zurich à nouveau ; les enfants ; la pauvreté, extrême (« Nora l’attendait d’abord au café, puis au cinéma quand il rentrait tard la nuit avec l’argent des leçons, qu’il venait de recevoir. Ils dînaient, puis se mettaient à chercher une chambre dont le tarif fût à la portée de leurs pitoyables moyens ») ; plus tard, les tentations extra-conjugales, et la passion charnelle qui décline tandis que Lucia, sa fille, remplace Nora dans le cœur de Joyce.
De cette passion charnelle, on sait qu’elle fut intense, surtout peut-être dans les nombreuses lettres qu’il lui envoya — « Les molécules du corps dans leur va-et-vient, alors que l’artiste en l’homme tisse et détisse l’image de la femme, et que l’homme en l’artiste profane et considère les taches de ses dessous. Mêlant toujours génitoires et transsubstantiel ». « Les écrivains sont un fléau pour ceux avec qui ils cohabitent. Ils sont présents et, en même temps, absents », note Edna O’Brien dans ce texte où s’articule aussi une belle réflexion sur les rapports entre chair et écriture.
« Une langue maternelle à elle-même inconnue… »
La réflexion se poursuit sur un autre plan dans la postface signée d’un des deux traducteurs, Pierre-Emmanuel Dauzat, et intitulée Le yiddish de Joyce. Pourquoi le yiddish ? Parce que l’auteur d’Ulysse et, surtout, de Finnegans Wake pratique une langue, « comme le yiddish », « formée de toutes les langues ». À partir de nombreux exemples, minutieusement disséqués, Dauzat démontre le caractère, si l’on peut dire, polyglotte de l’écriture joycienne, toujours au croisement de plusieurs idiomes, l’anglais, certes, mais aussi l’irlandais, le latin d’église, etc. — en tout, au moins dix-sept langues, employées de façon quasi simultanée.
« La langue ignore en partie ce qu’elle profère pour dire autre chose tout en sachant de nous des choses que nous ignorons d’elle », commente Pierre-Emmanuel Dauzat. Et de souligner l’étrangeté de cette « langue maternelle devenue à elle-même inconnue, unheimlich ». Mais ce dont l’œuvre du grand écrivain irlandais constitue l’exemple extrême et pour ainsi dire quintessencié, n’est-ce pas vrai, à des degrés divers, de toute écriture authentiquement littéraire ? Comme est peu ou prou vrai de toute lecture ce que notre auteur dit de la lecture de Joyce, pour laquelle le lecteur « prend le relais » du traducteur, puisque « chaque phrase, quelle qu’en soit la langue, somme le lecteur de traduire ».
Une rêverie poétique, le portrait d’un couple d’exception, une méditation double dont les prolongements multiples ouvrent sur l’écriture, la lecture, le langage lui-même… Tout cela dans un clair, mince et dense volume.
P. A.