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Plusieurs histoires semblent d’abord se juxtaposer, sans qu’on distingue vraiment les liens profonds qui pourraient les unir. Celle, d’abord, de Benoît, le narrateur, ancien dentiste de Montréal, qui, pendant longtemps, a été « un Jack London du dimanche », délaissant sa femme et sa fille pour partir à chaque occasion chasser dans le nord du Québec. « Un jour, on m’avait donné un chien et j’avais changé », raconte-t-il. Sans savoir vraiment pourquoi, il a éprouvé le besoin de quitter la ville, son métier, son ancienne passion, et de s’installer dans un chalet, à la lisière de la forêt, au bord d’un lac. Le chien est devenu grand. Il s’appelle Dan. Il est malade et va mourir. Il y a aussi Carole, fille de Benoît. Elle veut ne rien être ou, ce qui n’est pas pareil, « être rien ». Considérée longtemps comme psychotique, depuis qu’elle s’est fait opérer et que « rien ne dépasse », ni seins ni pénis, elle va mieux. Il faut aussi parler de Mina, qui achève sa vie seule dans sa maison isolée et, s’il lui arrive quelque chose, ne veut surtout pas qu’on la « réanime ».
« À la noirceur… »
Et puis, à l’arrière-plan, une collectivité villageoise, qui attend toute l’année la saison de chasse. Or, cette année, les loups sont trop nombreux. « Les orignaux (1) blessés ne [feront] pas de belles prises ». Pour réussir leur tableau de chasse, Stan Boileau et « sa gang » sont prêts à tout. Patrice, le jeune garde-chasse, est résolu à faire respecter la loi, et son oncle Remy s’inquiète : un coup de fusil, dans la forêt, « à la noirceur », ça s’est déjà vu.
On attend que ces pistes convergent et se croisent sur le plan narratif, pour un finale plein de bruit et de fureur, comme dans un film de Clint Eastwood. Erreur. Le livre de Lise Tremblay évite comme en se jouant toutes les tentations du romanesque, et c’est sur le plan thématique que les différents fils de ce qui refuse d’être une intrigue se rencontrent pour produire du sens.
Dans les grands bois
Et ce n’est pas le seul piège que nous tend ce mince récit, d’une admirable et énigmatique simplicité. L’histoire de Benoît n’est pas exactement, au contraire de ce qu’on pourrait d’abord croire, celle d’une rédemption. « Depuis que je vivais en permanence au chalet, j’avais peu de vie sociale », dit-il. « Je n’en souffrais pas. Le lac, la montagne me suffisaient ». Mais il ajoute : « Je ne savais pas si mon monde s’était rétréci ou agrandi ». Et les lecteurs qui s’attendraient à voir ici l’homme se régénérer ou s’anéantir dans le sein d’une nature qu’on imagine grandiose en seront pour leurs frais : ils devront se contenter, cette nature, de l’imaginer. Car, si le récit est rythmé par les marches de Benoît dans la forêt ou entre son chalet et celui de sa voisine, par ses moments de solitude dans la véranda (la « Florida room »), face au lac, la présence du monde naturel, jamais décrit, reste toujours indirecte, filtrée en permanence par celle du personnage.
Une fois écartées ces fausses pistes, que distingue-t-on, à mesure qu’on avance dans une narration qui mime la marche dans les bois plutôt que de la donner à voir ? Une belle et sobre réflexion, toujours implicite, sur le temps, ses continuités et ses ruptures. Un chien meurt, une vieille femme s’éteindra bientôt. Mais, faisant mentir les craintes de Remy (« Toujours, chez Remy, cette soumission, comme s’il n’y avait pas d’autre voie possible »), Patrice, son neveu, « [va] gagner parce qu’il [est] jeune et que Stan Boileau [est] vieux ». Et Carole n’a « jamais été aussi joyeuse » que depuis son opération. Une morale optimiste, donc ? Ce serait trop simple. L’amie vétérinaire qui euthanasiera le chien de Benoît avoue à celui-ci sa peur de l’âge qui vient : « Elle s’est approchée de moi et m’a pris la main. On est restés un long moment sans parler. Il y avait devant elle et moi le vide, la vieillesse et la mort ». Dehors, « les jours raccourcissaient »…
P. A.
(1) Rappelons qu’on orignal est un élan du Canada.