Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Dans un numéro récent du « Monde », Nathalie Azoulai s’interrogeait : « Et si le roman, c’était fini ? » Elle-même est l’auteure, entre autres, d’un livre intitulé Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L 2015, voir ici), très réussi dans sa partie roman biographique mais beaucoup moins dans sa partie roman tout court. Cela expliquerait-il ses doutes ? On ne veut pas le penser. Quoi qu’il en soit, elle constate que « certaines formes artistiques se périment », et se demande si ce n’est pas le cas du genre apparemment dominant aujourd’hui.
Roman de l’Histoire et histoire du roman
Évidemment, on peut craindre que ce soit plutôt la littérature en tant que telle qui, tout en paraissant se survivre, soit menacée de disparaître — et pas, comme on le croyait dans les années 1970, sous les coups de l’avant-garde… Mais passons, pour l’instant, elle est encore un peu là, et ma thèse, souvent répétée sur les pages de ce blog, est inverse de celle de Nathalie Azoulai : le roman, me semble-t-il, engloutit tout, au point de se déformer à en devenir parfois méconnaissable. Si bien qu’avec ma thèse inverse j’aboutis peut-être en fin de compte à la même conclusion que celle que je n’oserais pas nommer ma jeune consœur.
Tout veut devenir roman : la biographie, l’essai, l’Histoire… Attention, je ne parle pas du roman historique, présent dès les origines du genre, La Princesse de Clèves l’atteste. Ni du roman de l’individu en proie à l’Histoire, cher à Lukacs, et que Stendhal, Flaubert ou Tolstoï ont suffisamment illustré. Je ne parle pas de ce qui est d’abord et fondamentalement roman. Je parle de ces textes où l’essai historique éprouve le besoin de s’inscrire dans une forme romanesque. Comment les nommer ? Faudrait-il parler d’Histoire romancée ? Ce serait un peu dépréciatif. Or, dans ce domaine aussi, il y a des réussites et des échecs. Cette rentrée en offre deux exemples, par hasard chez le même éditeur. Oscar Lalo, dans La Race des orphelins, voulait parler des Lebensborn, ces pouponnières instituées en secret par les nazis, où des Aryens des deux sexes, dûment sélectionnés, devaient concevoir de futurs hommes et femmes nouveaux. L’auteur propose une compilation de ses lectures sur le sujet, vaguement déguisée en récit de la vie d’une certaine Hildegard Müller, censée être née dans un tel lieu. L’équilibre est rompu : on a basculé du côté de l’ouvrage historique, en même temps, ce n’en est pas un, personne n’est content.
Figures
Avec L’Heure des spécialistes, de Barbara Zoeke, c’est tout autre chose. On est toujours chez les nazis, mais il est ici question du programme baptisé un temps par eux Aktion T4 : l’élimination des malades et des handicapés, considérés comme inutiles au Reich en guerre. Les annexes nous montrent bien qu’il s’agit du type d’ouvrage dont nous parlons : notes (certaines indispensables, d’autres qui laissent rêveur : qu’était-ce que la SS ? qu’est le monoxyde de carbone ?...) ; remerciements, en tête desquels l’auteure déclare sans faux-fuyants : « Quand on écrit un roman sur l’histoire contemporaine, on est redevable à tous les historiens et chercheurs qui ont scientifiquement traité les thèmes abordés et dont on s’est nourri pour sa propre production ».
Mais ce « roman sur l’histoire » sait s’approprier, dans le genre romanesque, de quoi bâtir une œuvre singulière et tragiquement évocatrice. Comment y parvient-il ? D’abord, par le biais de personnages. Max Koenig est un universitaire spécialiste d’histoire antique. Il a une femme italienne, une petite fille. Mais voilà que l’atteint à son tour le mal héréditaire dont son père était mort : la maladie de Huntington, qu’on appelait autrefois danse de Saint-Guy. Lui qui a toujours voulu fuir l’ambiance de plus en plus déprimante du siècle, dans le passé, l’art, l’amour, la beauté…, il est rattrapé par « les spécialistes de l’extermination ». Dans l’hôpital où on l’envoie, et qu’il devra bientôt quitter pour un inquiétant transfert « à la campagne », il rencontre quelques figures secondaires que Barbara Zoeke sait rendre attachantes : une infirmière humaniste, un professeur de lettres, une jeune fille, un adolescent trisomique…
Puis surgit celui qui est peut-être le vrai héros, au sens strictement romanesque du terme : Friedel Lerbe. Cet enfant d’une famille bourgeoise cultivée, jadis complexé devant son brillant juriste de frère aîné, a trouvé, un peu par une suite de hasards, une place où s’épanouir : médecin chef dans la SS, il est chargé, dans un hôpital de Brandebourg, d’une « affaire d’État secrète ». On devine laquelle. Depuis, tout va bien pour lui. D’ailleurs, il a rencontré la fiancée idéale et se promet un bel avenir : « Quand la guerre ser[a] finie : la victoire. L’amour. Des enfants. Et encore plus de bonheur ».
Voix
Si ce personnage s’impose avec tant de sinistre autorité dans l’esprit du lecteur, c’est grâce à un autre grand procédé romanesque, et, celui-ci, moderne, dont s’empare l’écrivaine allemande : l’usage des voix. On entend d’abord, dans une première partie, celle de Koenig. Mais aussi les voix qui parlent dans sa tête, à commencer par celle de son professeur et mentor, Clampe : « Eh oui, Koenig, me semble-t-il l’entendre (…). Vous êtes resté un peu trop longtemps dans votre zone de confort, en vous servant de la poussière des bibliothèques comme d’un camouflage ». Ensuite, avant d’en venir à « la voix de l’auteure » et d’apprendre ce que sont devenus les différents personnages, on entend, et longuement, la voix de Friedel. Ce passage, qu’on ne peut lire sans une fascination mêlée de dégoût, nous fait pénétrer dans la tête d’un bourreau d’autant plus effrayant que ce n’est pas un bourreau. C’est un fonctionnaire de la mise à mort. « Peu de gens imagineraient combien mes activités sont complexes et multiples. C’est à moi, en tant que chef, de veiller à ce que tout s’effectue calmement et sans heurts ». Et de nous décrire par le menu la manière dont il a progressivement mis au point le modus operandi parfait.
En même temps, notre homme a aussi ses moments d’exaltation : « C’[est] la biologie qui [va] nous expliquer le monde. Et non ces ouvrages de piété judéo-chrétiens qui donnaient toujours raison aux faibles », s’enflamme-t-il. Car la conscience de mettre en œuvre des « projets inouïs » coexiste étrangement chez lui avec l’arrivisme petit-bourgeois et la passion exacerbée de l’organisation. Les hommes en uniforme noir sous leur blouse blanche travaillent au « corps sain de la nation » « comme Michel-Ange travaillait à ses divines statues de marbre ». Et quand il construit « une réalité parallèle, une fiction destinée aux proches » et censée expliquer le décès, Friedel le mal nommé semble une caricature monstrueuse du romancier.
Barbara Zoeke, qui est psychologue, mais dont c’est le premier roman, sait incarner ce nœud de contradictions, dans un discours froidement délirant et pourtant traversé de vagues relents de culpabilité. C’est cette incarnation qui rend son livre si vrai. Et qui justifie amplement le recours, pour évoquer une perversion majeure de la science et de l’art, à une forme, serait-elle un peu pervertie, de romanesque.
P. A.