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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

La Moitié fantôme, Alan Pauls, traduit de l’espagnol par Serge Mestre (Bourgois)

fr.aquasphereswim.comC’est un retour en arrière, mais pas trop loin : le livre d’Alan Pauls, écrivain argentin que rendit célèbre son roman Le Passé (même éditeur, 2005), est paru au printemps dernier et s’est trouvé mis en souffrance pour cause d’engorgement dans mes lectures…

 

D’abord, il y a la syntaxe. Les phrases longues, complexes, entrelardées de parenthèses, boucles et excursus de toutes sortes – car le moindre détail, même simplement supposé ou convoqué dans le cadre d’une image, donne lieu à un développement, si ce n’est à un microrécit. Suivre et déchiffrer ces arabesques constituerait un vrai plaisir intellectuel s’il n’y avait pas aussi, hélas, la traduction… Si criblée de fautes et d’incorrections de toutes sortes qu’on croit presque à une plaisanterie, ou à une de ces défaillances informatiques qui causent tant de soucis au héros du roman de Pauls. Et quand je dis fautes, je veux dire « dont la plupart d’entre eux », « deux fois plus bon marché », « jusqu’à ce que les parents faisaient irruption », sans parler de cette voix « roque » et de ce chien « léger et morbide comme un jouet en caoutchouc ».

 

Sordidissimes et Chatroulette

 

On serre les dents. On s’efforce d’avancer en fermant les yeux pour mieux distinguer, à l’arrière-plan, le style d’un romancier qui fut aussi l’auteur d’un essai sur Borges. Style qui semble traduire le goût du labyrinthe tout en mimant l’arborescence informatique et le malaise d’un survivant du XXe siècle exilé dans le monde ultra-technologique et numérisé d’aujourd’hui. Il s’appelle Savoy. « Foire de l’identité, page planétaire d’annonces classées, casting non-stop, séance d’identification globale… Savoy se demand[e] quand le monde s’[est] transformé en une chose pareille ».

 

Il est toujours un peu à côté, dans la position du voyeur atterré ou de l’acteur maladroit jouant comme il peut un rôle mal appris. D’où de nombreux effets comiques. La descente de cet antihéros au cœur de l’enfer moderne s’organise en longs détours concentriques. Au début, il visite compulsivement, sans avoir la moindre intention de les louer, des appartements, de préférence occupés, pour le seul plaisir de surprendre quelque chose de la vie et de la solitude d’autrui. Quand il passe aux achats frénétiques en ligne, le propos se précise : lampe sur pied « semblable à une mante religieuse », « couteaux japonais », « porte-manteau de bureau des années 1950 », « bracelets en plastique usés », « jardinière en plastique imitation argile cuite cassée »… dans ces objets inutiles où Quignard aurait reconnu  des « sordidissimes », notre ami de Buenos Aires cherche les traces et les restes d’un  monde ancien. Mais, ce faisant, il s’est laissé happer par le malstrom Internet. Et le voilà bientôt qui passe son temps sur le site de contact « Chatroulette ».

 

Marcel et les pixels

 

Sa rencontre avec Carla, incarnation de l’époque, vient concentrer et fixer l’obsession de Savoy en lui donnant la forme de la fascination amoureuse. « Les pièces dont il avait l’intuition qui la constituaient [je traduis la traduction : « qu’elles la constituaient »] (…) ne s’emboîtaient pas du tout et l’empêchaient de se faire une opinion exacte d’elle ». Quand cette jeune femme, qui pratique le gardiennage d’appartements ou de maisons en l’absence de leurs propriétaires, doit partir pour l’autre bout du monde, le roman prend et donne toute sa mesure.

 

Carla a laissé à Savoy un kit de natation, et Skype sur son ordinateur. Savoy va donc à la piscine, et s’entretient avec Carla sur Skype. Les deux pistes se rejoindront dans la dernière partie, où on voit le héros, ayant quitté l’Argentine pour Berlin, tenter sans fin d’approcher une aimée désormais à portée de main et pourtant toujours hors d’atteinte. Entre-temps, on l’aura connu aux prises avec la technologie et un voyeurisme sans cesse contrarié, qui exaspère sa jalousie. Car même si les deux amants, chacun de son côté de l’écran, se livrent face à face à un auto(?)-érotisme assidu, il y a toujours le problème du cadre – et de tout ce qu’il montre et dérobe de la vie de l’autre. Savoy souffre d’une blessure « difficile à localiser – l’ablation d’où elle procèd[e] [est] massive » ; il a besoin « de n’importe quelle prothèse, y compris celle de Skype » ; il fait à Carla « des scènes de Skype » ; et tout le récit se met à baigner dans un érotisme diffus, fruit de la frustration et de la distance.

 

« Grâce à Skype, qui le mettait en relief sans pitié, l’abîme entre les écosystèmes dans lesquels chacun respirait se surprenait à occuper le centre de la scène. Dans le fond, désormais rien de spatial ou de temporel ne les séparait. Ils appartenaient à des espèces différentes, un point c’est tout ». On est toujours la moitié fantôme de l’autre, et ce portrait de la solitude contemporaine se révèle finalement plus proustien que borgésien : rien n’a changé depuis Marcel et Albertine – hors l’intervention des pixels.

 

P. A.

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