Eklablog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Le Mariage, Dorothy West, traduit de l’anglais par Arlette Stroumza (Belfond [vintage])

fr.wikipedia.orgL’auteure occupe une place singulière dans la littérature afro-américaine. Morte en 1998, elle était née en 1907 et avait publié sa première nouvelle à quatorze ans, avant d’intégrer, quatre ans plus tard, le mouvement Harlem Renaissance, dont elle sera une des étoiles. En 1934, elle fonde la revue Challenge, devenue New Challenge lorsque Richard Wright se sera joint à elle. Puis, en 1940, bifurcation soudaine : elle se retire sur l’île de Martha’s Vineyard, dans le Massachusetts, et se contente d’écrire sans plus se mêler à la vie littéraire ou politique.

 

« Dorothy West ne fut jamais dupe, ni des Blancs, dont elle ne souhaitait pas cautionner la politique par ses écrits, ni des Noirs, dont elle n’approuvait ni l’idéologie ni l’agressivité », dit la traductrice dans une éclairante préface. Le second roman de cette écrivaine atypique (après The Living Is Easy, 1948), occupe à son tour une place à part dans l’œuvre. Commencé à la fin des années 1940, abandonné, il n’est mené à bien que dans les années 1990, à l’instigation de Jackie Onassis, voisine de l’auteure. Paru en 1995 et, dans cette même traduction, en 1996, il porte une réflexion elle-même singulière, aux antipodes de celle, par exemple, d’une Toni Morrison.

 

Saga

 

Le récit s’inscrit pourtant dans une tradition bien établie : la saga familiale à l’anglo-saxonne. Et la construction aussi a fait ses preuves… On est en 1953, à Martha’s Vineyard, plus précisément dans « l’Oval », quartier qui constitue « la citadelle de la société de couleur », et dont « les occupants [sont] fiers d’affirmer qu’eux-mêmes, ou mieux encore leurs ancêtres, [sont] propriétaires d’une seconde résidence », souvent luxueuse. Comme celle des Coles, sur le point de célébrer le mariage de leur seconde fille, Shelby. Le père, Clark, est médecin et fils de médecin. C’est la veille du mariage, le matin, et, à en croire Gram, arrière-grand-mère de la fiancée, « la mort est dans l’Oval. De ses ailes déployées elle obscurcit le ciel ». À la fin du roman, elle frappera, là où on l’attendait le moins.

 

Entre-temps… Presque rien. Les réflexions, les doutes de nombreux personnages. Mais aussi de longs retours en arrière, grâce auxquels on découvrira peu à peu comment Gram, issue d’une famille aristocratique du vieux Sud, a été réduite à la misère après la guerre de Sécession. Comment sa fille, Joséphine, plutôt qu’un fiancé issu de « la racaille blanche qui [a] dépouillé les siens », a préféré « épouser un homme de couleur conscient de n’être qu’un peu de poussière qu’elle fouler[ait] aux pieds » : Hannibal, lequel finira président d’université sans pour autant gagner l’estime de son épouse. On verra aussi Corinne, leur fille, se marier avec Clark, petit-fils d’anciens esclaves. Et leurs deux filles résument à elles seules le destin de la famille : Liz, l’aînée, a épousé « un homme à la peau foncée » (ce qui a fait « lever les sourcils dans l’Oval »), tandis que Shelby se prépare à convoler « avec un Blanc (…) qui compos[e] de la musique de jazz » (ce qui « dépasse » tout autant « l’entendement »).

 

Entre noir et blanc

 

Le lecteur ne trouve que peu à peu son chemin dans ce labyrinthe d’allers-retours temporels, où s’esquisse toute l’histoire de la communauté afro-américaine depuis l’émancipation jusqu’à l’embourgeoisement, et à une structuration sociale copiée sur celle des Blancs mais reposant sur la couleur de peau. Le principe du labyrinthe trouve cependant sa justification ailleurs que dans les aléas complexes de cette histoire. Une question parcourt et hante tout le livre de Dorothy West : qu’est-ce qu’être noir ? Les Coles sont des « enfants caméléons », et il faut un certain temps pour comprendre et admettre qu’une jeune fille blonde aux yeux bleus puisse être « de couleur ». Voir le beau et emblématique récit de la mésaventure advenue à Shelby vers l’âge de cinq ans. La petite fille s’éloigne de l’Oval, se perd, bien des gens l’aperçoivent mais « aucun ne se doute (…), lorsqu’on lui pose la question un peu plus tard, qu’il s’agissait de la gamine de couleur qui avait disparu depuis plus de quatre horribles heures ». Retrouvée, de retour parmi les siens, Shelby interroge son arrière-grand-mère et conclut, soulagée : « Oh, Gram, que je suis contente qu’on soit tous de couleur ! »… Ce qui n’est justement pas le cas (voir plus haut).

 

Chaque personnage se situe et oriente sa vie à partir de cette question. Corinne, mère de Liz et Shelby, n’a que des amants noirs, mais refuse de « prendre le risque » d’un troisième enfant après avoir eu « la chance » de donner le jour à deux filles à peau claire. Et Clark, son mari, l’a préférée, pour la couleur claire de sa propre peau, à Sabina, dont il était pourtant épris.

 

Leurs filles sont attirées, l’une par un Noir « foncé », l’autre par un Blanc. Mais, entre noir et blanc, Dorothy West explore une zone incertaine où viennent se bousculer tous les préjugés. Ce qui fait de son roman une brillante, drôle et pénétrante satire, autant qu’un hymne aux troubles et aux vertus du métissage, qui devient la nature profonde de l’humanité. « Les gens que tu connais, tu ne les considères comme Blancs que s’ils t’y obligent, de même que tu ne penses pas à toi comme à une Noire, à moins qu’un Blanc ne te le rappelle », dit Liz à sa sœur, formulant indirectement la première morale du roman. On ne dira pas par quel rebondissement on en arrive à la seconde : « La couleur [est] un leurre. Pas l’amour ».

 

P. A.

 

Illustration : à Martha's Vineyard

Retour à l'accueil
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article