Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Encore l'Irlande… Et toujours des nouvelles, cette spécialité anglo-saxonne qui sied tout particulièrement aux écrivains du vert pays. Le recueil de Joseph O'Connor est paru en 2012 puis, pour la traduction française, en 2014. 10-18 le reprend aujourd'hui.
Plainte ancestrale
C'est pas gai : triste vie d'un pauvre pêcheur ; suicide d'un mari abandonné ; une femme apprend qu'elle n'en a plus pour longtemps ; un père se sent méprisé par son jeune fils… Le plus long des récits raconte les amours d'un homme souffrant de troubles mentaux depuis son divorce, et le seul à ne pas se situer à l'époque actuelle parle d'une famille du XIXe siècle, émigrée à New York, qui vit dans un taudis et perd une fillette en bas âge.
C'est un pays en crise que dépeint O'Connor, à la crise économique toujours présente en arrière-plan s'ajoutant la crise morale où sombrent des individus pour la plupart au tournant de l'âge. Et on entend aussi la grande plainte ancestrale… Étonnant cette propension qu'ont les Irlandais à parler de l'Irlande, de ses chansons et de ses paysages, qu'une brève notation suffit parfois à faire surgir : « Dans un chêne sans feuilles, un trio d'oies sauvages » ; « L’air de la mer, croquant comme une pomme » ; le ciel « gris comme un œuf de mouette, traversé d’un arc de cumulonimbus fumés »… Les noms de lieux abondent, le gaélique affleure à la première occasion, la Grande Famine et l’IRA ne sont jamais loin.
« La reine d’Angleterre peut bien se la garder »
À quoi faut-il attribuer cette obsession des origines ? Aux siècles d’oppression et d’exil ? Au patrimoine culturel écrasant ? À l’insularité et à l’occidentalité extrême ?... Toujours est-il que bien peu y échappent, et sûrement pas le grand ancêtre auquel O’Connor répond dans une de ces nouvelles (Deux petits nuages) dont une bonne partie pourrait contribuer à une version actuelle de Gens de Dublin. Comme ceux de ce dernier recueil, les récits des Âmes égarées sont souvent des épiphanies, où, dans un moment de lucidité ou de grâce, le personnage croit entrevoir un sens qui reste cependant énigmatique.
Mais tout cela sur fond d’âme irlandaise, c’est-à-dire de fondamentale et indéracinable nostalgie. Kerry ou Donegal, on sait toujours ici d’où viennent les gens. Ils regrettent les « drôles de petites boutiques » de leur enfance, « qui vendaient du bacon et des bouteilles de gaz », éprouvent, serait-ce pour s’en étonner, « cette proximité avec les morts qu’entretiennent les Irlandais » et, même pour la maudire et proclamer que « la reine d’Angleterre peut bien se la garder », n’en finissent pas de se souvenir d’une île originelle par définition évanouie. Le titre anglais, Where have you been ?, le dit bien : toutes ces histoires sont celles d’un retour, toujours problématique et souvent impossible.
Magie irlandaise
Les dialogues sont parfois longuets, surtout quand ils veulent être drôles. Et le français assez particulier de la traduction n’arrange rien : il est question de « chaînes » qu’on « évince », de souvenirs qui « s’entremêlent comme les rayons d’une roue » (dangereux), d’un soleil « rugissant à travers la fenêtre » (poétique ?)… Mais, malgré tout, le charme agit. Universel, en dépit de l’obsessionnel tropisme national. Ou à cause de cette obsession ? Car O’Connor, insidieusement, la met en scène en feignant parfois d’y céder. Ses personnages se débattent contre elle en même temps qu’avec leurs problèmes de cancer ou de couple brisé. Si bien que l’Irlande finit par se confondre avec la perte de toutes les origines et de toutes les jeunesses. Comment, dès lors, ne serait-elle pas pour chacun un pays natal ?
P. A.