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Marie Sizun, qui est peintre, sait regarder les tableaux. Elle est aussi, surtout, écrivaine, et elle a souvent avoué la fascination qui la pousse, dans le métro, le bus, la rue, à observer les gens et à imaginer leurs vies. Aujourd’hui, ses deux passions se rencontrent et se croisent. Les trente et un tableaux reproduits dans son nouveau livre sont accompagnés chacun… d’un commentaire ? Non : d’une « fantaisie » qui prend pour point de départ l’un ou l’autre de ces « petits personnages », souvent mystérieux, quelquefois à peine esquissés, qui semblent là pour rehausser l’image ou pour donner l’échelle. Rêvant à leur histoire et aux raisons de leur présence, l’auteure fait d’eux le sujet principal du tableau.
Nécessairement, les œuvres choisies sont empruntées à une peinture figurative et faisant la part belle au paysage. Un seul tableau médiéval, deux du XVIIIe siècle (Fragonard et Watteau). Le XIXe finissant, le début du XXe dominent : Vallotton (présent à trois reprises), Caillebotte, Monet, Ensor… D’autres, dont certains bien moins connus — et c’est un mérite supplémentaire de ce petit recueil que de nous faire découvrir des œuvres souvent admirables.
Approche rêveuse
Bien sûr, on peut regretter que, malgré l’exactitude des couleurs, le format interdise parfois de voir, si importants ici, les détails. Mais on fait comme Marie Sizun : on imagine… L’imaginaire aime les rituels. Chacun des trente et un textes, toujours de quelques pages, est construit de la même manière : une description rapide du tableau ; ensuite, suppositions, questions, la rêverie se déclenche ; troisième temps, elle prend son essor. Donnant naissance à peu de véritables nouvelles. Quelques-unes cependant, comme cette histoire de deux amis, née tout entière d’une vue de plage par Vallotton ; ou comme cet amant éconduit qui rentre seul dans une rue de Quimper, imaginé à partir d’une magnifique scène nocturne due au peintre tchèque Frantisek Simon.
Dans l’ensemble, ce sont cependant plutôt des portraits, des instants purs… Des moments, surtout, où, dans une vie, tout bascule : une histoire d’amour naît entre la femme du meunier et l’apprenti ; une ouvrière que sa pauvreté condamne à de tristes « extras » prend soudain conscience de son âge ; un homme quitte une femme sous les grands cyprès de la Villa d’Este ; une jeune novice décide qu’elle ne prononcera pas ses vœux… Il faut se promener au hasard dans ces œuvres et dans ces vies, si l’on veut éviter la monotonie que risquent toujours d’engendrer peu ou prou les rituels. Quand, à l’image de l’écrivaine, on opte pour l’approche rêveuse, on retrouve la musique de Marie Sizun. Sa manière d’avancer par courtes phrases faussement hésitantes, ses questions posées à elle-même ou au lecteur.
Zone incertaine
On retrouve son univers. Tendre, mais pas toujours très gai, malgré des instants lumineux, voir le très beau texte inspiré par La Promenade au port, de Louis-Marie Désiré-Lucas. Dans l’ensemble, pourtant, beaucoup de solitaires, beaucoup de femmes mal mariées ou souffrant par les hommes. Des humbles, aussi : domestiques, lingères, couturières… Sans tapage, avec la fermeté discrète qui la caractérise, Marie Sizun dit sa révolte devant leur sort.
Mais le plus beau et le plus passionnant dans ces « fantaisies », c’est l’entre-deux : la zone intermédiaire où l’on passe de la description à la fiction. Une histoire s’ébauche ou se construit devant nous, nous croyons presque la construire nous-mêmes avec l’écrivaine, tant celle-ci sait introduire la dramatisation à petites touches (« Quelle heure est-il ? » ; « Que fait là cette femme ? » ; « Il y a un lien pour nous entre la femme et la charrette »). On glisse ainsi de l’instant immobilisé sur la toile à l’écoulement temporel, de la simultanéité de l’image à la successivité de la narration. De la vue aux autres sens, comme dans cette page où notre auteure parvient à nous faire ressentir la chaleur d’un jour d’été, que contenait le jaune d’un mur peint par Bonnard.
De l’image à l’écrit, et, quelquefois, retour, comme dans ces conclusions où ressurgit soudain la figure du peintre (« Ah ! Quel dessin il allait faire ! »). Entre les deux, on aura vu se déplier l’un de ces espaces incertains où la littérature, quelquefois, prend sa source.
P. A.
Illustration : Albert Marquet, La Seine vue du quai des Grands-Augustins, 1906, détail