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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Mourir en été, Zsuzsa Bánk, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni (Rivages)

www.budapest-bons-plans.frIl y a des adjectifs dont mieux vaut se méfier. De ce livre, pourtant, je vois mal que dire si ce n’est qu’il est bouleversant.

 

D’abord, par une manière de terrible simplicité. Que raconte-t-il, en 300 pages ? Comme bien d’autres livres, la mort d’un père. Zsuzsa Bánk, écrivaine allemande née de parents hongrois installés près de Francfort après avoir fui leur pays en 1956, raconte la mort de son père. Ça commence dans un beau jardin, « avec vue sur les vignes voisines, entourées de lauriers roses et de cerisiers qui se sont déjà débarrassés de leurs fruits ». C’est l’été, la Hongrie, le village où, comme tous les ans, l’auteure-narratrice est venue en vacances avec ses enfants et ses parents. Le lac Balaton n’est pas loin, on va tous les jours y nager. « Nous voulions un grand été », dit-elle.

 

Mais le cancer, déjà là depuis le début de l’année, s’aggrave brusquement. Il faut transférer le père, d’hôpital en hôpital, en Hongrie, en Autriche, jusqu’à Francfort. Quelques mois plus tard survient l’issue fatale. Ce sont ensuite les rituels du deuil, service funèbre, rangements, démarches… Jusqu’à ce qu’on en arrive aux ultimes étapes : le jour où, pour la première fois, on a à nouveau devant soi un avenir (« Faire des plans est un bien grand mot, mais il y a tout de même quelque chose que je projette vers le futur ») ; celui où on constate qu’on est désormais soi-même face à la mort (« Ma mort est concevable, je dois compter avec elle ») ; celui où, entre parents et amis, on ne pleure plus la mort du père mais où l’on pleure « sur la mort, d’une manière tout à fait générale, et en gros. Du fait que les êtres aimés s’en vont. Que notre temps avec eux est limité ».

 

« Des gens de l’Ouest qui parlent hongrois »

 

Dans cette avancée chronologique, les retours en arrière sont ceux qu’autorise la remontée, sur le moment même, de tel ou tel souvenir chez la narratrice. Quelques images de son enfance et de son adolescence surgissent, cependant si Zsuzsa Bánk, qui parle sous son propre nom, est toujours là, si c’est par elle que nous percevons et ressentons tout ce qui advient, ce n’est pas de sa vie en tant que telle qu’il est question — pas la moindre allusion, par exemple, à son activité d’écrivaine connue. Le seul vrai sujet, c’est la confrontation avec la mort.

 

Certes, chemin faisant, on voit se dessiner quelques portraits. Du père, bien entendu, et aussi, à l’arrière-plan, de toute une famille, mère, frère, enfants, tante, cousine… Ce livre où les lieux et les déplacements jouent un rôle essentiel est aussi sans cesse habité par la grande oscillation historique Est/Ouest. Celle qui parle se souvient de son premier voyage, enfant, dans la Hongrie d’au-delà le rideau de fer, « des veaux et des moutons qui entouraient la Kadett comme des badauds » ; « des bergers, des paysans et des vachers qui », dit-elle, « nous expliquaient le chemin sans comprendre ce qui pouvait nous avoir conduits ici (…) — des gens de l’Ouest qui parlaient hongrois, dans notre voiture blanche de gens de l’Ouest, avec ses sièges rouges en skaï de l’Ouest ». Encore aujourd’hui, elle évoque le trajet Francfort-Hongrie, « ce tunnel linguistique » « où la radio reçoit un méli-mélo de stations et mélange les langues, l’allemand, le tchèque, le slovaque, le hongrois, le slovène ». Cependant, très vite, on en revient à l’essentiel.

 

C’est-à-dire aux détails. Aux détails matériels — chambres d’hôpital, protocoles, démêlés avec deux ou trois administrations différentes. Aux mouvements intérieurs, surtout, qui d’habitude restent tus, et qui se déclenchent, de manière presque insaisissable, à chaque étape d’un processus minutieusement reconstitué. Il y a le temps de l’avant : l’angoisse (« Dès que [le téléphone] sonne, ma mémoire de l’angoisse se jette au-devant de moi et me paralyse, me commute en mode approvisionnement d’urgence ») ; la première énonciation du mot « incurable » — « un grand mot dont il nous fallait d’abord nous approcher » ; le moment du choix entre continuer la chimiothérapie ou passer aux soins palliatifs : « Une fois traduit, pour moi, cela signifie qu’on me demande si mon père doit mourir tout de suite ou avec un peu de retard ». Puis il y a le temps de l’après : « La vie ne continue pas du tout, non, elle ne s’immobilise pas non plus, elle se contente de faire du surplace, c’est plutôt cela ». On se fait des reproches, tout en se demandant : « De quoi ai-je honte » ?

 

« Reconnaître la mort »

 

À chaque fois, il s’agit de formuler le plus exactement possible les réactions les plus intimes, dans une tentative inlassable et, d’une certaine façon, folle, pour tout saisir, tout fixer. Tout dire, et par tous les moyens. L’humour, souvent (après l’enterrement : « Nous respirons et nous nous étirons, un peu comme des coureurs qui ont franchi la ligne d’arrivée de manière à peu près acceptable après un sprint exigeant »). Le lyrisme, quand il le faut (« Il est déjà tard, par cette soirée d’une chaleur trompeuse qui peint le ciel d’un rose innocent… »). Surtout, la précision, d’une quasi maniaquerie vertigineuse. C’est cela qui nous ressaisit, nous autres lecteurs, avec l’aide d’un traducteur exceptionnel, à pratiquement chaque paragraphe de chaque chapitre, empoignés dès la phrase d’attaque par un curieux mélange de finesse et de brutalité : « Je pleure au moins une fois par jour » ; « C’est presque plus simple quand les gens sont méchants » ; « J’ai eu une conversation avec Dieu »… Même les idées qu’on pourrait qualifier de générales deviennent d’une intense concrétude, dans l’éclairage soudain unique que leur confère l’expérience personnelle : « Nous tournons en rond autour de la vie, nous n’arrêtons pas de penser à la vie qui se prolonge jour après jour sans que nous ayons quoi que ce soit à entreprendre, sans que nous ayons une impulsion à donner. Et puis, un jour, nous serions censés, tout à coup, reconnaître la mort ? Nous devrions admettre, oui, elle est présente ? »

 

La force de ce livre est là : il s’y prend de front avec l’indicible. Sans ruse, ni contournement, ni pathétique, il travaille à déposer sur ses bords les mots les plus justes possible. Tant pis pour l’adjectif : ils sont inoubliables.

 

P. A.

 

Illustration : le lac Balaton

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