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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Mrs. Bridge (traduit de l’anglais par Clément Leclerc) et Mr. Bridge (traduit de l’anglais par Philippe Safavi), Evan S. Connell (Belfond, [vintage])

https-_edmeedexhavee.files.wordpress.comÉtrange entreprise : en 1959, Evan S. Connell publie Mrs. Bridge, plongée dans la vie quotidienne d’une bourgeoise américaine de province entre les années 1930 et le début des années 1950 ; dix ans plus tard, il fait paraître Mr. Bridge, ou la même histoire racontée cette fois du point de vue du mari. Grand succès, adaptation cinématographique. L’auteur reste peu connu mais aurait influencé Updike et Roth.

 

Par la grâce d’un changement de focale

 

L’intérêt de l’ensemble réside d’abord dans la maîtrise éblouissante de la construction, qu’elle soit d’ensemble ou de détail. D’un livre à l’autre, les mêmes épisodes de ces « vies minuscules », devenus tout différents par le simple effet du changement de focalisation, se répondent, creusant mine de rien un gouffre discrètement vertigineux : où est la vérité de ces deux existences vouées l’une comme l’autre, chacune dans son roman, à la solitude et à une communication qui aura pour seul lieu l’esprit du lecteur ? À l’intérieur de chaque ouvrage, le principe est le même : courts chapitres sans liens directs entre eux et qui pourraient se lire comme autant de nouvelles, avec leurs chutes parfois humoristiques mais souvent cruelles. On pense à la fois à ces bandes dessinées quotidiennes des journaux d’antan (Les Aventures de la famille X…) et à certains récits brefs de Kawabata. Drôle d’impression. Mais d’un fragment à l’autre, insensiblement, les enfants grandissent, la guerre arrive, le temps passe, sans qu’on le voie passer, tout comme les personnages eux-mêmes, plongés dans leurs occupations futiles ou leurs tâches répétitives.

 

Le lecteur a, il faut bien le dire, un peu de mal à avoir de la sympathie pour eux. Aux yeux de madame, l’essentiel dans la vie est de ne pas apparaître « différent de tout le monde ». Et monsieur, c’est pire : antisémite (« L’idée qu’Avrum Rheingold pût emménager dans son quartier le rendait fou de rage »), peu ami des Noirs (« Ces gens-là nous détestent »), il estime que Roosevelt sera « probablement le pire président des Etats-Unis, après Ulysses Grant ». Mais malgré tout India et Walter ont leurs bons côtés. Elle connaît des angoisses existentielles, « de longs moments à regarder dans le vide, oppressée par un sentiment d’attente. Attente de quoi ? ». Et on finit par comprendre que la grande affaire de sa vie à lui est peut-être l’attirance qu’il éprouve pour sa fille aînée, Ruth : « Elle le défiait. À la lueur du feu, ses yeux obliques étincelaient. Jamais elle n’avait été aussi belle. Il fut ébranlé par la vue de sa fille, et il sut qu’il l’aimait d’une façon dont il ne pourrait jamais aimer ses autres enfants ».

 

Chrysler et long drink

 

Tout cela est dit tranquillement, presque innocemment, dans une transparence que seule autorise la certitude de ne rien laisser filtrer au dehors : ne pas « soulever de problèmes » est l’impératif catégorique pour ces individus d’ailleurs parfaitement schizophrènes. Elle n’aime pas son prénom et pense qu’en le lui donnant « ses parents devaient certainement penser à quelqu’un d’autre » ; « Ma vie est coupée en deux », constate-t-il, « les deux moitiés demeurant côte à côte en un équilibre parfait, comme les deux moitiés d’un melon ». Ce qui ne les empêche pas de mener tous deux une existence tranquille tissée de ces rituels que le roman et le cinéma américains nous ont dès longtemps rendus familiers : balancelle sous le « porche » en été, neige en hiver, long drink vespéral, Chrysler, quartier paisible… Le charme ambigu de ce livre double tient aussi au plaisir qu’on prend à ces évocations du quotidien, à l’impression de confort qu’on éprouve à s’y abandonner — dans la pleine conscience, partagée avec ses héros, que celle-ci cache des abîmes. Voyage dans un enfer douillet.

 

P. A.

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