Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Le sujet a de quoi séduire les personnes nées assez tôt. Seraient-elles, comme moi, de ces anciens trotskistes que la tentation du travail en usine, Dieu merci, n’effleura jamais : l’établissement est resté une spécialité des « maos », dont certains, avant 68 et après, allèrent s’embaucher comme O. S. afin d’orienter les masses, spontanément révolutionnaires, vers le marxisme-léninisme. Sur ce thème, nous avons déjà le beau récit de Robert Linhart, L’Établi (Minuit, 1978-81, réédité en 2006).
Le livre de Chloé Thomas vient bien après. C’est, à tous les points de vue, un livre de l’après. D’abord, parce qu’elle a trente ans. Ensuite parce que ses héros, Bernard et Marie, se sont établis vers la fin du mouvement, en 1976. Ils ont eu un fils nommé Pierre, élevé entièrement par son père, Marie s’étant, sans qu’on sache exactement pourquoi, éloignée très tôt. Adulte, ce fils rencontre une certaine Jeanne, et c’est elle plutôt que lui qui sera curieuse de connaître l’histoire de ses beaux-parents, qu’elle ira chacun questionner. Leurs propos forment l’essentiel de la première partie (Eux), les états d’âme de leur fils et surtout de la compagne de celui-ci seront surtout la matière de la seconde (Nous).
Haro sur le roman
Mais s’il s’inscrit dans un après, c’est en ce sens aussi que le premier roman de Chloé Thomas est un ouvrage revenu de tout. Et, d’abord, des genres. Ce ne sera ni un témoignage, ni une enquête, ni, oh surtout pas, un roman — malgré ce que dit la couverture. Il faut accorder cela à l’auteure, elle refuse le genre romanesque avec une remarquable opiniâtreté. Le début au conditionnel (« On commencerait, en premier tableau, par l’usine ») annonce clairement la couleur. Et, à chaque fois que le texte approche, même de loin, le genre honni, la narratrice est prise, on le sent, de panique. Voyez-la par exemple stigmatiser les images mêmes qu’elle vient à l’instant de convoquer : « Qu’est-ce qu’on peut bien ajouter à cela, sinon qu’évidemment elle fumait une cigarette, le vent dans les cheveux (…), et que son regard est mélancolique (…). C’est joli, avec cette odeur de sel, cet air iodé, c’est comme ça qu’on dit : le ballet incessant des grues dans l’air iodé. Et pourquoi pas un coucher de soleil ».
Je serais mal venu de reprocher à quiconque de prendre des distances avec quelque genre que ce soit. Cependant, à force d’entendre Chloé Thomas répéter qu’elle ne fait pas un roman, sans que son livre par ailleurs parvienne vraiment à être autre chose, on se lasse un peu. Pourquoi une telle obstination, en vient-on à se dire. On avait pourtant été tenté, dans un premier temps, de croire au caractère radical de cette quête d’une vérité qui échappe à tous les lieux communs. Quête, autrement dit, d’un langage qui permette, en communiquant cette vérité aux autres, d’en faire le lieu commun d’un partage possible. Que pareil Graal soit hors d’atteinte, la vérité ne pouvant être approchée que tendanciellement, aurait ajouté encore au panache de l’entreprise. Mais plutôt que de frôler l’essentiel en le ratant (définition éventuelle de la littérature), Chloé Thomas n’en finit pas de mettre en scène avec délectation son inévitable échec à s’en saisir. Et ce sont des avalanches de guillemets et de parenthèses où, dans un incessant pas de côté, elle souligne ironiquement ses propres procédés (« Alors, avec la grâce inespérée du personnage secondaire, silencieuse et fonctionnelle, la compagne de Bernard, si insignifiante, en dehors des quelques mots qu’on lui laissera, […] lit sa réplique ») ou épingle les clichés dont elle ne peut s’empêcher complètement de faire usage (« Au reste elle ne resta guère, elle s’éternisa à peine, "s'éternisa à peine" »).
Miroir, mon beau miroir…
Elle se regarde écrire, Chloé, en son miroir, avec une répulsion qui confine à l’extase. Nous autres, peu concernés, on attend poliment qu’elle ait fini. Parfois en proie à un léger malaise… À force de se méfier de tout, on glisse facilement dans une condescendance généralisée que l’apparente autodépréciation autorise et cautionne.
Mais c’est qu’elle a peur, notre primo-romancière ! On sent, chez cette jeune femme qui a certainement fait de brillantes études, une vraie terreur à l’idée de pouvoir passer, même un tout petit peu, pour naïve. On ne la lui fait pas, à elle. Seulement est-on écrivain sans s’exposer, au moins légèrement, à ce qu’on vous la fasse ? Y a-t-il littérature sans un minimum de naïveté, et ne faut-il pas une dose de naïveté proportionnelle à l’amplitude de son génie pour intituler une œuvre, par exemple, À la recherche du temps perdu ?
On n’aura pas de doute, en refermant Nos lieux communs : l’auteure a, pour user d’un de ces stéréotypes qu’elle abhorre, « oublié d’être bête ». Si le but recherché était de nous le démontrer, il est atteint, la réussite est totale de ce point de vue-là. Mais c’est le seul, hélas.
P. A.