Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Pour Stéphane Lambert, l’art est un mécanisme à double détente, et le tableau, lieu de passage, est aussi un miroir à deux faces. L’artiste ouvre par son entremise, au cœur des apparences, une porte vers ce qui les dépasse et les fonde. Mais si chacun tente d’atteindre cet au-delà à sa manière, celui-ci appartient à tous. Et la contemplation de l’œuvre, tout en renvoyant le spectateur à lui-même, lui ouvre aussi l’accès à ce qui, en transcendant toute individualité, le relie aux autres.
« Des pensées qui attendaient de voir… »
Il faut garder tout cela en mémoire quand on lit l’ouvrage que l’auteur, après Monet, Rothko, de Staël, Goya (voir ici), Spilliaert (voir ici), consacre à Klee. Cinq chapitres, dont les titres sont autant de citations tirées d’écrits du peintre. Cinq visites au Zentrum Paul Klee, qu’un bâtiment signé Renzo Piano abrite dans les environs de Berne. Le très ancien souvenir d’un pique-nique familial en Suisse (« L’écran de verdure s’allume dès que le nom est prononcé ») ; quelques notations essentiellement météorologiques (« Un peu plus qu’hier, le brouillard s’est dissipé » ; « La neige qui tombe […] maintient le monde sous cloche comme si le dehors était redevenu un grand berceau ») : tels seront les seuls éléments qui pourraient vaguement s’apparenter à l’autobiographie ou à l’autofiction. Dans les livres qui parlaient de Goya ou de Spillaert, le locuteur n’était jamais loin, toujours prêt à devenir un narrateur ; et le va-et-vient artiste/contemplateur, évoqué plus haut, prenait souvent la forme d’une oscillation entre la biographie du peintre et l’autobiographie, authentique ou rêvée, de l’écrivain. Ici, l’une comme l’autre, dans un travail d’abstraction comparable à celui de Klee lui-même, se trouvent réduites à l’état de simples traces. Aussi bien, « l’œuvre de Klee laiss[e] très peu entrevoir qui il était tant elle sembl[e] l’avoir délivré de son individualité — et démultiplier son être ».
Où sommes-nous, du coup ? Dans un essai ? Les œuvres dont les (bonnes) reproductions se succèdent au fil des pages sont abordées dans un ordre très approximativement chronologique, et sans souci proprement thématique. Une promenade au musée ? Si les peintures en question sont décrites, le terme de commentaire paraît assez peu approprié. Une phrase en passant nous éclaire peut-être : « Ce que j’aime en me retrouvant au milieu des œuvres, c’est actionner des pensées qui attendaient de voir pour être formulées, c’est délivrer une expérience en sommeil ».
« Le murmure des spectres que nous serons »
Le compte-rendu d’une expérience, donc. Poétique, si on y tient. Voisine de la paréidolie, cette faculté « de reconnaître un visage familier dans le tracé d’une montagne, d’imaginer un bestiaire ou un ange dans une moisissure ». Par cette opération bien connue des enfants, le regard du contemplateur épouse et reproduit le travail effectué par le peintre à partir du visible, qu’il s’agit de « convertir en style ». Dans telle aquarelle, « hachures et rayures en bichromie révèlent tantôt un village, tantôt une île montagneuse, ou encore une maison à la croisée des chemins ». Décomposant et recomposant ainsi le monde, l’art se révèle comme ce qu’il est : non pas « une appropriation, ni une fin en soi » mais « un lieu de passage, [qui] sert d’accès à ».
À quoi ? « Une matière cachée dans la matière », qui serait le vrai visage du réel ? Plutôt un fond archaïque et primordial, « une image à l’origine de toutes les images », qui « prélude à la conscience individuelle » et « sourit au devenir ». Il faut donc, en regardant les tableaux de l’artiste suisse, « se laisser conduire par les traces », « figures, symboles, signes, écritures » ramenant à un « avant nébuleux de la création ». Avec ces « fossiles », qui sont « les empreintes de ce qui [va] advenir », le passé et le futur se rejoignent : « Ce ne sont pas des couleurs qui peuplent les œuvres de Paul Klee, mais le murmure des spectres que nous serons ».
Aussi l’œuvre du grand Suisse offre-t-elle à l’auteur belge l’occasion d’approfondir encore sa vision de l’art comme nostalgie : « de la nature, des paysages, des montagnes, des animaux, des dieux (…). Et qui sait : nostalgie de la mort ». Qu’il parle des peintres ou qu’il se mette à l’écoute des écrivains (voir ici), une semblable nostalgie guide toujours Stéphane Lambert. Il nous invite toujours à le suivre en direction du même endroit : vers un avant qui est aussi un après, un autre monde qui est aussi notre monde.
P. A.
Illustration : Paul Klee, Der Niesen, 1915