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La parenté de l’Histoire et du roman est une évidence qu’on hésite à rappeler. Ils sont proches dès l’origine, puisque c’est la nouvelle, genre « historique », qui, en s’allongeant, devient le roman moderne (exemple de ces nouvelles en pleine mutation, La Princesse de Clèves — « La magnificence et la galanterie n’ont jamais paru en France avec tant d’éclat que dans les dernières années du règne de Henri second »). Plus tard, les deux genres connaîtront ensemble leur âge d’or, Michelet et Augustin Thierry répondant à Stendhal (Le Rouge et le Noir), Flaubert (L’Éducation sentimentale) ou Tolstoï (Guerre et Paix).
Ce début non dépourvu de cuistrerie pour attirer l’attention sur une autre lapalissade : d’habitude, c’est le roman qui s’empare de l’Histoire et la fait entrer dans le roman. L’inverse, à ma connaissance, est plus rare. Or, faire entrer le roman dans l’Histoire, voilà ce qu’entreprend Philippe Videlier. C’est elle, la véritable et la seule héroïne de ces Quatre saisons à l’Hôtel de l’Univers.
Aden Arabie
Quelle histoire ? Celle de l’univers. Mais vu, il le faut bien, d’un point particulier : ce qu’on appelle aujourd’hui le Moyen-Orient, et singulièrement Aden, où Rimbaud, personnage romanesque s’il en fut, posa, un fusil à la main, sur la terrasse de l’Hôtel de l’Univers.
Donc, Aden, de 1839, date où les Anglais s’en emparent, à 1986, qui voit s’écrouler, pour ne plus se survivre que quelques années encore, la fragile République populaire du Yémen du Sud qui avait fini par s’y édifier. Et, depuis ce « carrefour stratégique de l’océan Indien, de la mer Rouge et de la Corne de l’Afrique », le devenir d’une partie du monde où se croisent et se concentrent les contradictions et les convulsions d’une époque — celle des empires coloniaux, de leur splendeur et de leur chute.
Pas de fiction, ou si peu (tout au plus aperçoit-on, au détour d’un chapitre, Phileas Fogg et Passepartout, de passage à Aden dans leur célèbre tour du monde). Même si le poète des Illuminations revient régulièrement traverser la scène, pas de héros ni d’héroïne non plus, hors celle que nous avons déjà mentionnée. Mais pas davantage de notes en bas de page ou d’érudition apparente — même s’il en faut, et comment, pour mener à bien ce qui n’est pas un ouvrage historique mais se fonde sur une connaissance encyclopédique de l’Histoire et regorge de citations semées ici et là avec une élégante négligence.
Une manière absolue de voir les choses
Car que reste-t-il, une fois écartées les caractéristiques les plus visibles des deux genres que Philippe Videlier, historien au CNRS et romancier, s’emploie à dépasser en une féroce et jubilatoire synthèse ? Un style.
C’est-à-dire, d’abord, une manière de raconter. Lawrence d’Arabie, Nizan, bien sûr, Nasser… une foule de personnages se presse dans ces pages, plus romanesques que bien des héros de roman. C’est un somptueux et tragique kaléidoscope que Philippe Videlier déploie devant nous, où se mêlent violence coloniale, complots, espions, pogroms, assassinats et conflits chauds ou froids de toutes sortes. Il le fait avec la fausse nonchalance et l’ironie sombre d’un Vialatte qui survolerait les siècles et la péninsule Arabique. S’offrant des chapitres de pure comédie (la déposition du roi d’Égypte est un régal), citant malicieusement Tintin, lequel concurrence Rimbaud dans le rôle de figure récurrente (« Chiens d’Anglais ! Ils jettent des tracts ! »).
De Vialatte, il a cet autre ingrédient du style : l’art de la phrase. Et, comme celle de l’auteur des Fruits du Congo, la sienne procède par accélérations soudaines et juxtapositions inattendues. Ainsi de ce déclenchement de la Première Guerre mondiale : « Par malchance (…) l’archiduc François-Ferdinand, héritier de l’Empire austro-hongrois, se fit moucher par un Browning 7,65 à l’entrée du petit pont enjambant une rivière. 28 juin 1914, onze heures quinze. À Paris, au Café du Croissant, le socialiste Jean Jaurès, un barbu bon mangeur, reçut une balle dans l’occiput en terminant sa tarte aux fraises. 31 juillet, vingt et une heures quarante. D’assassinat en assassinat, avec une rapidité effarante, l’Europe sombra ». Ou de ce portrait de Nasser : « Il était une sorte de Simbad, Nasser, parti à l’aventure contre les monstres et les éléments. Son père était employé des Postes ».
On constatera une fois de plus que la phrase et le style en général sont bien un point de vue sur le monde. Sans rien amoindrir des violences, des haines, de l’oppression et de l’exploitation de l’homme par l’homme, l’auteur de Quatre saisons à l’Hôtel de l’Univers nous place à ce point de vue élevé pour nous faire traverser un siècle et demi de bruit, de fureur et de drames grandioses ou dérisoires. On le parcourt comme un roman.
P. A.