Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Voilà un livre assez remarquablement inactuel. Mes lecteurs habituels m’auront compris. Je déplore assez souvent le besoin de coller à l’air du temps qui s’étale dans tant d’ouvrages pour qu’il soit clair que, dans mon cas, le terme d’inactualité est un éloge.
Pourtant, et même si l’auteure souligne, en fin de volume, que le récit qu’elle nous fait se situe à une « époque depuis longtemps révolue », il pourrait facilement s’inscrire dans des thématiques considérées aujourd’hui comme porteuses. Hélène Lenoir s’inspire du « carnet de novice » de sa mère et de différents témoignages pour raconter l’histoire de sœur Jeanne-Marie, membre, dans les années 1940, de l’ordre de Sion, congrégation enseignante à la règle très stricte, fondée au départ pour œuvrer à la conversion des juifs. Après des débuts heureux à Grenoble, l’héroïne découvre dans la triste maison de Saint-Omer la réalité impitoyable de la vie au sein d’une communauté religieuse : « l’atmosphère de perpétuelle méfiance et de jalousie », « les insomnies, le froid, le jeûne (…), les mortifications ». Les doutes surgissent, le sentiment de « rest[er] en dehors ou au bord », « le silence du Ciel ». Les maux physiques se multiplient.
Vies bousillées
Et quitter l’ordre, comme Jeanne-Marie se résoudra à le faire, ne règle pas tout, n’efface pas l’impression d’être « ligotée (…), prisonnière, encore plus, encore pire qu’avant ». Bref, une vie « bousillée », pour parler comme le professeur Van Luyden, lequel s’est fait, à Anvers, où l’ancienne religieuse a trouvé refuge, une sorte de spécialité des cas difficiles juste réchappés du couvent. Entre lui et l’ex-sœur Jeanne-Marie, malgré un bref instant d’émoi au moment de monter dans un train, aucune relation ne sera possible. Nous laisserons celle qui est devenue Jeanne tout court au bord d’une nouvelle vie pleine d’incertitudes.
L’histoire de femmes prisonnières, donc. D’un élan surgi dans l’adolescence et pris trop tôt pour une vocation, d’une Règle d’autant plus tyrannique que ses injonctions sont contradictoires : « Il ne fallait pas se faire remarquer, ni par son manquement à la Règle ni par son repentir, c’était très très compliqué ». « Tourner les yeux vers une porte ouverte en passant dans un couloir » est une faute, « briser [son] cœur, ne pas l’écouter, [se] refuser les souvenirs, les pensées » constitue l’idéal à atteindre. La congrégation est « un gigantesque appareil fonctionnant parfaitement jusque dans le plus petit recoin où le moindre grain de poussière risquant d’enrayer la machine [est] aussitôt détecté ». Pourtant, la Règle n’est peut-être que la version exacerbée d’un modèle s’imposant au-delà des murs du couvent. Et le sort de Miette Van Luyden, négligée par son mari, toujours prête à retomber dans le bégaiement dont il ne l’a guérie qu’à moitié, indique ce qu’il en est, pour une fille de famille tôt mariée, de la vie dans « le monde ».
« Quelque chose d’inconnu… »
Si tout cela pourrait, on le voit bien, être le prétexte d’un message conforme en de nombreux points à un certain esprit du temps, l’impression laissée par la lecture est tout autre, et infiniment plus troublante. D’abord parce que Hélène Lenoir prend ses personnages et son sujet au sérieux. Elle n’atténue rien des mesquineries de la vie « sous le voile », du caractère inhumain des rapports tant hiérarchiques qu’entre sœurs. Mais elle prend aussi en compte la foi, le vertige du sacrifice, la présence de quelque chose qui porte et qui emporte, « quelque chose d’inconnu », qui « traverse » et laisse « baignée en dehors et en dedans, une sorte d’oubli total ». Tout est dans le conflit entre ces exaltations et la réalité de la micro-société où elles doivent s’inscrire. Jeanne-Marie est hantée par le souvenir d’une sortie dans les environs de Grenoble, par l’image d’un torrent — « l’eau glacée, les petits cailloux, la mousse, la glaise entre mes orteils »… Elle ne parviendra jamais à en parler en confession, tout en en ressentant le besoin. Pourquoi ? Était-ce là un plaisir coupable, ou une extase quasi mystique ? À moins que l’expérience mystique soit en soi coupable…
Si de telles questions demeurent irrésolues, c’est parce que tout le livre est porté par les voix. Celle, d’abord, de sœur Jeanne-Marie, qui, dans une longue première partie, s’exprime seule sur le mode du récit oral et rétrospectif. Mais même dans la suite, à la troisième personne et avec changements de point de vue, le texte revient toujours glisser vers ce qui le parcourt comme le torrent de Grenoble : la parole. Une parole sans cesse arrêtée, bridée, s’exprimant autant par ce qu’elle retient que par ce qu’elle dit, et suspendue souvent en phrases elliptiques : « Moi, je dois dire que j’ai beaucoup aimé ces premiers temps de… » ; « Lavée tout d’un coup… mes pieds solides dans l’eau glacée et le soleil au-dessus dans les feuillages, le ciel si bleu… » ; « C’est vous, c’est vous, je vous assure, moi… »
Hélène Lenoir laisse parler ses sœurs, sans restrictions ni commentaires. Et leur parole lacunaire leur rend plus pleinement et plus profondément justice que des indignations détaillées et univoques.
P. A.