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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Taipei sous la pluie de prunes, Éric Faye (Picquier)

www.kanpai.frLe titre trompe… D’ailleurs, le sous-titre, Pérégrinations asiatiques, le dément. Certes, le point de départ, c’est bien, sujet du premier chapitre, la résidence d’écriture à Taipei dont l’auteur a bénéficié en 2022. Certes, la pluie joue un grand rôle dans le livre et c’est bien à Taipei qu’il pleut, au lieu de hallebardes, « des prunes ». Mais, d’abord, cette résidence n’est évoquée que dans une partie du chapitre susdit, où l’auteur relate aussi un premier séjour antérieur. Et ce chapitre n’est lui-même qu’un des chapitres de l’ouvrage, dans lequel des associations d’idées, de souvenirs, la simple contiguïté géographique nous entraînent vers de nombreux autres endroits ; en Corée ; en Chine, où Éric Faye, en 2014, a descendu le Yangtsé avec six autres écrivains invités pour célébrer le cinquantenaire des relations diplomatiques entre France et Chine populaire ; au Tibet, déjà objet d’un autre livre, Dans les  pas d’Alexandra David-Néel (avec Christian Garcin, Stock, 2018, voir ici) ; en Sibérie (voir En descendant les fleuves,  avec C. Garcin, Stock, 2011) ; jusqu’à Vladivostok – près  de la mer du Japon, pays où nous conduit le dernier chapitre.

 

« Recoller des bribes du passé »

 

Des pérégrinations… Celles que l’auteur a accomplies, au fil des années, dans des pays adorés (le Japon, le Tibet) ou moins (la Chine d’aujourd’hui). Mais toujours dans des lieux extrêmes. L’île japonaise d’Ishigaki se trouve « au bout de la longue, longue chaîne des îles Ryûkyû ». Celle de Hokkaïdo « est la dernière guérite du Japon avant la Russie ». Le récit du séjour en Corée du Sud commence sur la frontière avec le Nord. En Sibérie, notre homme prend ses quartiers d’été à Norilsk, non loin de l’océan Arctique. Bref, on éprouve partout la « sensation délicieuse de séjour sur les marges du monde ». Marges spatiales, climatiques, historico-politiques, ou que rend excentriques leur singularité absolue. Le cas le plus représentatif de ce dernier point de vue étant le Tibet, qui, « bien qu’ouvert aux étrangers », demeure « un point culminant toujours inviolé, que nous croyons fouler mais qui se dérobe ».

 

Au moment cependant où l’auteur écrit la plus grande part de son livre, tout lui paraît en danger de se dérober. Le monde va peut-être « s’enfoncer dans une situation de pandémie perpétuelle ». « L’Asie de l’Est (…) s’[est] cloîtrée », et risque de redevenir « interdite ». Dans cette incertitude, l’écriture devient moyen de « recoller des bribes du passé », afin de sauver au moins ce qui a été. « Je laisse venir les images », « Je reviens (…) en pensée à cette scène »… le moment du souvenir, si ce n'est celui de la rédaction proprement dite, est bien souvent ici le moment essentiel. C’est la seconde raison pour laquelle le titre peut sembler malicieusement trompeur : ce récit de voyage est d’abord un livre sur le temps, et les pérégrinations qu’il relate sont avant tout mémorielles.

 

« Épochè »

 

Bien sûr, c’est aussi un chatoyant livre d’images (mentales), ponctué de cartes géographiques qui, élégamment esquissées, sont autant de supports à la rêverie. Bien entendu, l’aspect documentaire, toujours précis et passionnant, est bien là, occasionnant des analyses et des indignations – toujours calmes, à la manière d’Éric Faye. L’essentiel est pourtant ailleurs. En attestent un début placé sous le signe des lectures d’enfance (« Tout l’univers » et autres « encyclopédie[s] en couleurs ») ainsi qu’un finale magnifique où il est question du goût des Japonais pour Proust, chez qui ils trouvent des « descriptions d’objets ou d’états d’âme fugaces, qui leur rappellent peut-être ce que les haïkus ont vocation à fixer : un sentiment éphémère, un instant ».

 

« Gouttes de temps pur », comme dit l’auteur de La Recherche, « moment[s] d’épochè », écrit Éric Faye, où « le monde extérieur n’existe plus », de pareils « instants » sont au cœur de Taipei sous la pluie de prunes. Une « lumière cristalline », des « murailles enduites d’un beau gris-bleu », « les chameaux près de la ligne de chemin de fer », « l’arrondi particulier de certaines montagnes »… Plutôt que de pays en pays, on voyage d’une image-souvenir à l’autre. Les jeux de la mémoire impriment leur rythme au récit, dictant sa construction rêveuse et nonchalante. Ils font le charme de ce texte, qui préfère, aux prétendues urgences du témoignage, les plaisirs subtils de l’après-coup – de l’écriture.

 

P. A.

 

Illustration : à Kyoto...

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