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Est-ce bien ce qu’on pourrait appeler un livre de Herta Müller ?... Au tournant des années 2013-2014, l’écrivaine de langue allemande, prix Nobel 2009, accordait ce long entretien à l’éditrice autrichienne Angelika Klammer. Elle y parle bien sûr de la Roumanie de Ceausescu, dont elle donne une image effroyable et hallucinée. Elle y raconte dans le détail ses démêlés avec la police secrète, qui chercha à la recruter et, devant son refus, ne cessa de la harceler jusqu’à son départ pour l’Allemagne de l’Ouest. Si passionnant que soit le sujet, et fascinante la manière dont il est abordé ici, on ne peut se défendre d’éprouver un peu de lassitude devant les répétitions auxquelles conduit l’insistance légèrement obsessionnelle de l’interrogatrice — qui voyait sans doute là le thème le plus propre à éveiller chez le lecteur euro-occidental la satisfaction d’autant plus confortable que rétrospective d’avoir été du bon côté.
« Chaque mot est un objet différent »
Mais le livre aborde aussi d’autres sujets. Herta Müller y revient sur son enfance dans le Banat, au sein de la minorité souabe dont elle est issue. Et certaines pages sur la solitude, sur les plantes, que la petite vachère « grignot[ait] » dans l’espoir de se « rapprocher » d’elles et ainsi de « trouver une place » dans le paysage hostile, égalent les plus beaux passages de Dépressions (voir ici). Il est question aussi de l’arrivée à l’Ouest, du travail avec le poète Oskar Pastior, qui devait conduire à l’écriture de La Bascule du souffle. Des collages, faits d’images et de mots découpés dans des magazines, qui constituent l’autre activité de l’écrivaine. Laquelle décrit sa fascination pour « l’individualité des mots », lesquels, « une fois découpés (…) sont disparates » ; « chaque mot », dit-elle, « est un objet différent, peut-être même un individu ».
Le collage, autre forme d’écriture, donc. Et d’écriture, il est bien sûr beaucoup question aussi. L’expérience vécue par Herta Müller ne l’a pas conduite à voir en elle une manière de témoignage, pas plus qu’une autre forme d’histoire ou de sociologie. Quand elle parle du « regard étranger » qu’on lui prête en l’attribuant à son passage de Roumanie en Allemagne, c’est pour en faire « une chose intérieure, qui n’a rien à voir avec le changement de pays ». Simplement, « à force de regarder trop au fond des choses, on ne s’en remet pas ».
« Les phrases savent comment ça marche, la vie »
Cette conception de l’écriture comme intériorité est au cœur de l’exigence radicale qui s’exprime souvent dans ces pages. Pour l’auteure de L’homme est un grand faisan sur terre, la littérature est un travail de mise au jour (« Quand j’écris, le vécu m’observe une nouvelle fois, et il me jette un autre regard ») et ce travail se confond avec un usage des mots (« Ils me montrent des choses qu’autrement je n’aurais pas vues »). Écrire, c’est donc faire apparaître, dans une lueur fantomatique, l’essentiel, qui se dérobe à l’expression courante. Comme les plantes dans la vallée de l’enfance, les phrases « savent comment ça marche, la vie ». Des phrases que Herta Müller envisage dans leur matérialité la plus stricte : « On trouve des mots en vertu du rythme et de leur sonorité et, d’une façon inattendue, ils vont se préciser et dire ce que j’ignorais, pour que je le découvre ».
Pour dire justement tout cela, elle trouve de ces formules éblouissantes auxquelles ses autres ouvrages nous ont habitués. Car elle a beau affirmer « Je ne peux pas parler comme j’écris », des images d’une précision hallucinatoire lui viennent sans arrêt à la bouche. Ainsi, dans les jours qui suivent le suicide d’une camarade au foyer d’étudiants : « J’avais l’impression que personne n’avait plus les pieds sur terre, ni aucune assise », raconte-t-elle. Puis elle enchaîne : « En marchant, on s’enfonçait le pied dans le front. Notre visage était nu-pieds ».
Oui, c’est bien un livre de Herta Müller.
P. A.