Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Qu’est-ce qu’une fiction ? Quelle que soit la forme qu’elle prend, on sait bien qu’elle est toujours hantée par la réalité, et vice-versa. Mais la question n’a peut-être jamais été d’actualité comme aujourd’hui, alors que la réalité envahit le roman au point d’en expulser l’imaginaire — à moins que ce ne soit le roman qui s’annexe le réel pour le transformer en fantasme…
Quoi qu’il en soit, on ne saurait rêver, sur le sujet, réflexion plus matoise et plaisamment vertigineuse que le livre d’Alex Capus, traduit avec brio par Emmanuel Güntzburger. Voilà un ouvrage sous-titré en toute honnêteté apparente « récit » (et non « roman », quelle audace par les temps qui courent !), qui se donne comme une enquête tout ce qu’il y a de plus sérieux, avec notes, bibliographie, sources en annexe, sur les dernières années de Stevenson ; c’est-à-dire sur la matière la plus notoirement et ironiquement romanesque qu’on puisse imaginer. Quel roman ç’aurait pu être, se surprend-on à s’écrier toutes les deux pages. C’en est un. Et qui se paye le luxe de faire semblant de ne pas le savoir.
« Artiste égocentrique » et « matrone despotique »
Après des mois passés à parcourir les mers du Sud en quête de sujets de reportages destinés à des revues américaines, Robert Louis Stevenson débarque dans l’île principale de l’archipel des Samoa en 1889. Fanny, rencontrée en 1876 et épousée après bien des péripéties, l’accompagne. Lui est un « artiste égocentrique » « qui s’est ruiné la santé à force de sophistication et de débauche » ; c’est elle qui le dit, une « matrone despotique » à l’équilibre mental plutôt incertain. Beau-fils, belle-fille, mère, parents, parasites les rejoindront bientôt, dans l’immense et luxueuse demeure qu’ils se sont fait construire au pied des montagnes et au sein d’un vaste domaine. Quand, en 1894, l’écrivain déjà mondialement célèbre y meurt, « deux cents hommes » accourent et se « mett[ent] au travail avec machettes, pioches, houes et leviers » pour frayer, en une nuit, un chemin dans la jungle à son cercueil, qui sera enterré sur un sommet voisin.
Si je n’ai jamais eu l’imaginaire marin, il y a à cela bien des raisons. J’en ai parlé à maintes reprises (par exemple ici) : au contact de deux parents nés chacun au bord d’océans différents, et jamais avares, dans notre continentale Alsace, d’évocations émues, ma vie fantasmatique ne pouvait devenir que résolument et salutairement terrienne : enfant, aux sabres d’abordage cliquetant sur les ponts glissants de galions qui tanguent, je préférais les landes vides où des chevaliers se mettent en devoir de s’embrocher réciproquement, ou les déserts ponctués de cactus-candélabres dans lesquels résonnent longuement l’écho des colts.
Entre Pukopuka et Manikiki
Mais là, tout de même… « Les îles Gilbert, les îles Marshall (…), Pukopuka et Manikiki » ; San Francisco vers 1880, « ces bouffées de langues étrangères, le chant des marins, les coolies chinois peinant sur le quai » (notes de Stevenson soi-même)… Et que dire des personnages, du « loup de mer répondant au nom de Peg Leg (c’est-à-dire : Jambe de Bois) Benton, aveugle d’un œil », ou d’August Gissler, « gouverneur de l’île Cocos », « une réplique vivante du Moïse de Michel-Ange », avec sa barbe rousse « jusqu’à la taille, sa chevelure opulente (…), son regard clair et perçant comme celui d’un aigle » ?
On en redemanderait. D’autant plus que Capus imprime peu à peu un tour de vis supplémentaire à son dispositif faussement candide : sur sa romanesque histoire vraie, il greffe, mine de rien, un vrai roman, qu’il a le front de prétendre plus exact que les biographies garanties scrupuleuses. Car, au fait, pourquoi Stevenson est-il allé s’enterrer dans les Samoa ? Le climat, prétendait-il. « Chaleur étouffante » et « précipitations diluviennes » ? Pour un poitrinaire ?... Allons donc, vous n’y êtes pas : la vraie raison, c’est l’île Cocos. Je ne vous en ferai pas l’histoire, il vous suffira de savoir qu’un vrai trésor y était enterré pour de bon et que le réel écrivain y alla le chercher en plusieurs indubitables (quoique discrets) voyages.
Un diable dans une bouteille
Pour ceux qui seraient tentés d’y croire, Capus insiste : « Jusqu’à la fin de sa vie, Robert Louis Stevenson lui-même s’efforça d’enseigner à ceux qui venaient lui rendre visite aux Samoa la différence entre fiction et réalité » ; les indigènes n’étaient-ils pas tous persuadés que c’était lui le vrai héros du conte qu’il avait intitulé Le Lutin dans la bouteille, et qu’un malicieux démon comblait à la demande tous ses désirs ?
Le démon industrieux, ici, c’est Alex Capus. Et tout ce qui précède ne serait rien sans le ton unique de cet auteur né en Normandie mais émigré en Suisse, francophone mais écrivant ses livres en allemand. Gravité imperturbable et ironie à peine sensible, écriture faussement érudite et réellement poétique, art du retour en arrière sont les moindres des moyens grâce auxquels il fait d’une grosse tranche de vie un beau et réjouissant morceau de littérature.
P. A.