• miniatures medievalesC’est le printemps, parlons d’un poète. Aragon n’a pas bonne presse. Il est mal vu. Bien sûr il est bien vu de quelques obstinés et publié dans la Pléiade, mais beaucoup de gens quand on leur parle d’Aragon prennent l’air réticent et lointain de ceux qui n’ont pas lu mais ne comptent pas lire. En fait Aragon est dans l’ensemble bien vu des gens qui l’ont lu mais mal vu de ceux qui ont le sentiment que mieux vaut ne pas le lire  — pourquoi ?

     

    D’abord évidemment pour des raisons qui n’ont pas de rapport avec ce qu’Aragon a écrit. Déjà il était communiste, et c’est vilain. Surtout que dans ce domaine-là on doit bien reconnaître qu’Aragon n’a pas fait les choses à moitié, nous ne parlons pas de compagnon de route, de trotskiste, ou d’un de ces militants qui après avoir digéré sans sourciller le pacte germano-soviétique l’Allemagne de l’Est la Hongrie et Prague ouvrent soudain les yeux devant la guerre d’Afghanistan. Nous parlons d’un membre du Comité central qui n’a jamais battu sa coulpe. Si encore il avait été fasciste on pourrait discuter, on discute bien à propos de Céline, tous les deux ans, toujours avec le même emportement farouche. Ou si au pire il avait été chef de maquis dans la Résistance, comme Char. Mais dans la Résistance Aragon a encore trouvé moyen de risquer sa vie d’une manière sournoise et inintéressante.

     

    D’ailleurs il était antipathique. « Satisfait et cauteleux », dit par exemple Goldschmidt. Il ajoute même « rasé de près et sentant la violette ». La violette, ça passe encore, mais peut-on sérieusement envisager de lire un auteur rasé de près ?

     

    Enfin Aragon était c’est bien connu un homosexuel honteux complètement inféodé à Elsa, cette mégère. En un mot comme en cent il n’était pas libéré, ce qui est presque aussi mal que d’avoir été au Parti. Sauf après la mort d’Elsa, là il était trop libéré, ça ne va pas non plus.

     

    Aragon en fait est un vrai cas d’école, l’illustration la plus frappante de la fascination pour les personnes qui depuis des années s’est imposée en littérature comme partout. Quand on a le front de dire que les hommes ça n’est pas tellement intéressant et qu’on préfère parler des œuvres, on se fait traiter de structuraliste, par rapport à communiste et à trop ou trop peu libéré c’est quasiment pire.

     

    Pourtant il faut avouer que les non-lecteurs d’Aragon ont aussi des raisons littéraires de ne pas vouloir le lire. Ainsi ils savent bien par exemple que ses romans sont ennuyeux. Du réalisme socialiste, disent-ils avec un rictus. Dommage qu’ils n’aient pas lu au moins quelques premières phrases.

     

                « La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide. » (Aurélien)

                « Cela ne fit rire personne quand Guy appela M. Romanet papa. » (Les Cloches de Bâle)

                « Dans une petite ville française, une rivière se meurt de chaud au-dessus d’un boulevard, où, vers le soir, des hommes jouent aux boules… » (Les Beaux Quartiers)

     

    Car à lire ces phrases on sent tout de suite quelle est la manière d’Aragon. On comprend qu’il déroule un fil dont lui-même ne sait pas où il va le conduire, et qui a donc toutes les chances, comme effectivement c’est le cas, de mener à des détours éblouissants où le réalisme socialiste a peu de chances de trouver sa place.

     

    Cependant ce fil nous conduit nous-mêmes à un autre soupçon qui plane sur l’œuvre d’Aragon : la nonchalance. Et c’est vrai que lorsqu’on écrit tout le temps, en voiture, pendant les séances du CC, on risque de laisser échapper des faiblesses. Mais est-ce que ce sont des faiblesses.

     

    On en arrive ainsi au cœur du sujet : la poésie d’Aragon. Parce que pour les romans les contempteurs-non-lecteurs veulent encore bien croire, mais la poésie vous ne leur ferez pas avaler que. Elle est boursouflée et pompeuse, un point c’est tout. Char, encore lui, l’a dit : « l’adjudant-chef des lettres françaises ». Il avait bien sûr dans l’esprit la terreur qu’Aragon faisait régner sur la littérature faute de pouvoir l’exercer dans les faits mais il pensait sûrement aussi à la poésie amoureuse et patriotique d’Aragon. Et c’est vrai que Char n’est pas pompeux. Char, plus tard Bonnefoy, Jaccottet, tous ces poètes, ça crève les yeux, sont ennemis de la boursouflure. La Fureur, le Mystère, la Présence, le Seuil, il faudrait être bien mal intentionné pour voir de la boursouflure dans toutes ces notions majuscules. Quant à la nonchalance on comprend immédiatement qu’il n’y a pas de risque non plus : ces gens-là sont bien trop sérieux.

     

    Aragon au contraire se laisse souvent aller, c’est indéniable. Allons au pire : Le Crève-cœur.

     

                 …Et je te les tendrai ma tendre ces jacinthes

                Ces lilas suburbains le bleu des véroniques

                Et le velours amande aux branchages qu’on vend

                Dans les foires de Mai comme les cloches blanches

                Du muguet que nous n’irons pas cueillir avant

                Avant ah tous les mots fleuris là-devant flanchent…

               

     

    On voit bien qu’à côté des « lilas suburbains » et du dernier vers avec son hiatus, il y a les « branchages qu’on vend » et « les cloches blanches du muguet », malignement soulignées de surcroît par un rejet. Mais précisément. Comment ne pas remarquer que les trouvailles et les prétendues facilités s’étayent, et que pour oser « je te les tendrai ma tendre » il faut vouloir bien indiquer que tout repose ici sur le jeu avec les formules et le vertige du signifiant.

     

    D’où le vers régulier, la rime. Là, Aragon s’est définitivement grillé. Le vers régulier, « c’est scolaire ». Heureusement son temps n’est plus, d’ailleurs personne ne sait plus très bien de quoi il s’agit. Fred Vargas fait parler un de ses personnages en alexandrins, tous faux mais personne ne le remarque, on applaudit au tour de force. Jeanne Moreau dit Le Condamné à mort comme s’il s’agissait de prose, extase générale, tant pis pour Genet, les rares personnes qui s’en aperçoivent trouvent ça très bien. Car la rime et ce qui va avec, e muet et autres diérèses, ont ce grand tort : montrer le jeu. Et on s’aperçoit que la raison principale de la méfiance avec laquelle bien des gens considèrent Aragon tient peut-être à des motifs inverses de ceux qu’ils avancent. L’adjudant-chef aimait jouer. Il n’avait pas écrit Le Menti-vrai pour rien. En choisissant des causes, Communisme, Patrie, Elsa, peut-être même déjà Surréalisme, bref, en mettant les majuscules hors du domaine de l’écriture, Aragon s’ouvrait des possibilités infinies : ce dont il parle, chacun le sait ; tout est donc dans les façons de dire. Ah bien sûr il ne s’agit pas de présence-au-monde ou de traverser-l’écran-des-mots. Il s’agirait seulement de mettre du jeu dans les mots et de faire bouger ainsi peut-être tout le reste. D’où une façon scandaleusement désinvolte d’user des clichés tout en les désignant, et le rapport un brin pervers d’Aragon à la chanson populaire ou faussement telle. « Un homme passe sous la fenêtre et chante », sans sourciller :

     

                Nous étions faits pour être libres

                Nous étions faits pour être heureux

                Comme la vitre pour le givre

                Et les vêpres pour les aveux

                Comme la grive pour être ivre

                Le printemps pour être amoureux…

               

    On a l’œil ou l’oreille attirés tout de suite par ces « vêpres » et ces « aveux » à propos desquels, confessionnal ou pas, on voit mal le rapport. Du coup on observe la vitre, le givre, et cette grive qui pour cause de quasi-anagramme ne peut être saoûle. Et on en conclut que nous ne sommes « faits pour être libres », « heureux » ou quoi que ce soit d’autre qu’en poésie ou en chanson. Insolence de la poésie d’Aragon qui tout en prétendant s’épanouir dans le ciel bleu des grands sentiments se niche dans un espace étroit entre les lettres. Est-ce bien honnête ? Non. Justement…

     

    P. A.

    photo http-//cizambert.canalblog.com/albums/miniatures_medievales

     

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  • Emmanuelle Pagano vit en Ardèche. Si la nature tient une grande place dans ses romans, elle y est toujours un lieu de travail pour des personnages qui la parcourent au volant de navettes scolaires, y consolident des falaises ou y élèvent des vers à soie (Les Adolescents troglodytes, P.O.L, 2007, Les Mains gamines, P.O.L, 2008). Le corps, ses gestes, ses sensations et ses désirs constituent l’autre grand thème des romans d’Emmanuelle Pagano. Entre réalisme extrême et poésie, elle y déploie un art de la narration qui fait parfois songer à Faulkner. Dans L’Absence d’oiseaux d’eau (P.O.L, 2010), elle renouvelle le roman épistolaire en tant qu’expression de la passion amoureuse.

    Son prochain livre, Un renard à mains nues (P.O.L) sera en librairie le 5 avril prochain.

     

    Entretien avec Emmanuelle Pagano

     

    Pour illustrer cet entretien, Emmanuelle Pagano a choisi une page du carnet où elle prend des notes pour son projet soie/soif (voir ci-dessous).

     

    Comment en êtes-vous venue à écrire ?

    Quand j’étais petite, je m’ennuyais. Alors je  m’isolais pour « penser », c’est-à-dire fabriquer de petites histoires. Quand j’ai su écrire ç’a été un grand soulagement de ne plus avoir besoin de les retenir. En fait je ne savais pas jouer, je ne savais pas être une petite fille, c’est pour ça que j’ai écrit.

    Adolescente, j’ai écrit un roman, qui bien sûr n’a pas été publié. Du coup j’ai décidé d’écrire dans le cadre de mes études en fac : je comptais faire une thèse. Mais je n’ai pas obtenu d’allocations de recherche, ce qui fait que j’ai dû passer un concours et devenir enseignante. À partir de ce moment-là, plus aucun temps disponible : adieu la thèse ! Voilà comment, pour continuer à écrire,  je me suis lancée dans la fiction.

     

    Comment écrivez-vous ?

    Quand je peux. Sur un ordinateur. Mais j’ai toujours sur moi des carnets de notes, un carnet « général » et plusieurs carnets thématiques.

     

    Écrire, est-ce pour vous un travail ?

    Oui.

     

    Y a-t-il des auteurs dont vous vous sentez proche ?

    Trop. Je ne pourrais pas tous les citer. Ce sont surtout des contemporains. Des gens comme Pascale Kramer ou Mathieu Riboulet.

    Il y a aussi des auteurs dont je me dis : ah, si je pouvais écrire comme ça ! Joël Bastard, par exemple, ou certains auteurs de chez Minuit : Gailly, Oster, Mauvignier surtout. Des auteurs efficaces, qui font court. Chez moi je trouve souvent qu’il y a trop de mots.

     

    Dans vos romans, la nature est toujours présente, ou en tout cas peu éloignée. Pourriez-vous écrire une histoire se situant dans un cadre essentiellement urbain ?

    Oui. Il y en a dans les nouvelles qui vont paraître dans quelques jours. Ce n’est pas que je tienne particulièrement au thème de la nature, d’ailleurs il ne s’agit jamais d’une nature décorative ou embellie. Mais j’ai beaucoup vécu à la campagne et je ne serais pas capable d’écrire sur un environnement que je ne connaîtrais pas. Je vais tous les mois à Marseille, je pourrais très bien écrire une histoire qui se situerait là-bas.

     

    « J’en ai plein, des histoires sur mon corps », dit un des personnages de votre roman Les Mains gamines : le corps est-il pour vous le territoire de la fiction ?

    Maintenant je m’en libère. Je crois que j’ai fait le tour de cette thématique. Je suis à présent plus dans le paysage et moins dans le ressenti du corps. Cela dit, les fragments que j’écris en ce moment portent sur le couple, la vie à deux… donc le corps. Que fait-on d’autre, quand on écrit, que de donner une autre forme à ce que l’on perçoit ?

     

    Vous avez enseigné les arts plastiques ; dans ce que vous écrivez, les notations de couleurs sont nombreuses, et toujours très précises : quels rapports établissez-vous entre peinture et littérature ?

    Dans ce que j’écris il y a aussi pas mal de sons, d’odeurs… Par ailleurs, en fait d’arts visuels, je me suis plutôt intéressée au cinéma et à la photo. Je voulais passer le concours de l’IDHEC, mais j’ai abandonné, par manque d’argent et aussi pour des raisons pratiques : tout ce qu’il fallait mettre en place matériellement, ce poids organisationnel, c’était décourageant. Le livre est immédiat, facilement accessible pour tout le monde… Cependant le cinéma a eu une influence sur mon écriture : j’utilise certaines techniques de « raccord », d’ellipse, des flash-back, qui viennent du cinéma.

     

    Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

    Je travaille toujours sur plusieurs projets simultanément.

     

    Il y a d’abord un gros roman que je traîne depuis des années et dont je viens à peine de percevoir dans quel milieu il pourrait se situer. Ce serait peut-être une fabrique, par exemple une entreprise de moulinage, ce travail qui consiste à préparer le fil des vers à soie pour qu’il puisse être tissé. Il y a dans ces endroits des poulies, de l’eau qui coule… un environnement qui conviendrait bien à l’idée du roman, dans lequel la narratrice a perdu son père très âgé et son petit garçon, tous deux morts de soif. Il y aurait un lien entre la soie et la soif, entre l’eau et la sécheresse. Ce devrait être un très gros roman, qui mettrait en scène plusieurs générations. Pour l’instant ce ne sont que des notes, je n’ai encore rien écrit. Si ça se trouve, je vais le traîner pendant des années encore.

     

    Et puis j’ai deux recueils de nouvelles en chantier, l’un portant sur les boîtes et les salles, l’autre sur les voies ferrées et les voies maritimes. Une soixantaine de nouvelles, dont les deux-tiers environ sont écrites.

     

    Enfin il y a des fragments auxquels je travaille et qui sont déjà plus avancés, que je vais rassembler sous le titre : Nouons-nous. Des situations de couple, parfois infimes, des choses de l’ordre d’une trace de buée sur une vitre. Je travaille à les réduire à l’essentiel.

     

     

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