• emotioninart.wordpress.comAvant une petite semaine d’interruption pour cause de repos printanier, quelques mots à propos d’un brillant recueil de nouvelles venues de Suède…

     

    Jonas Karlsson est, paraît-il, « un acteur renommé » dans son pays, la Suède. Ce qui, peut-être, le prédisposait spécialement à envisager la vie de l’Occidental moyen d’aujourd’hui comme une assez sinistre quoique occasionnellement jubilatoire comédie. Tous les héros des courtes nouvelles qui composent cette anthologie mise au point dans le cadre d’un séminaire de traduction jouent en effet un rôle, quand ce n’est pas plusieurs. Tous sont obsédés par les apparences exigées par le corps social. Soit qu’ils souffrent de ne pas parvenir à s’en revêtir, soit qu’ils s’y fondent au point d’être immédiatement identifiables à un type répertorié, serait-ce l’« espèce particulière [des] hommes qui ne passent jamais inaperçus » (« La quarantaine, toujours au top (…). Ils ne font pas semblant d’être jeunes, ils font seulement semblant d’être ce qu’ils sont : des hommes d’une quarantaine d’années »).

     

    « La majorité n’a pas de voix »

     

    Au nombre des premiers, on compte par exemple ce lycéen, héros de La Saint Valentin, qui ne supporte pas de ne pas se voir offrir, le jour crucial, la moindre rose par aucun(e) condisciple, comme l’exige apparemment le rituel des établissements scandinaves du second degré. À l’inverse, le narrateur obsessionnel du Sens de la file souffre à l’évidence d’un excès de conformité (« Celle-là, elle ne comprend rien au bon fonctionnement d’une file d’attente. Voilà qu’elle vient de dévier sur la droite, vers le rayon confiseries, [alors qu’elle] n’a pas laissé de Caddie ou de panier pour marquer son territoire »). Dans cette cruelle galerie de portraits, le texte intitulé Traces dans la neige se démarque franchement des autres : seul récit à se situer dans un cadre naturel et non urbain, il est le seul aussi à installer le tragique en son centre, sous la forme d’un « trou aux bords tranchants s’ouvr[ant] sur l’eau noire et stagnante » dans la glace brisée d’un ruisseau. Pourtant, cette nouvelle est aussi celle dont la fin est la plus franchement lumineuse. Le paradoxe n’est qu’apparent : les héros des récits de Karlsson n’ont, dans l’ensemble, pas accès au minimum de grandeur qu’exige la tragédie. Leur tragique, c’est la comédie à laquelle ils se sentent contraints au quotidien, qu’ils arrivent ou non à y tenir leur place.

     

    Les autres textes du recueil se répartissent en effet en deux catégories. Il y a les nouvelles-monologues, lesquelles mettent en scène des personnages enfermés en eux-mêmes et incapables d’en sortir, tel Fredrik, le héros de Fais-le tout seul, qui, pendant qu’auprès de lui des amis annoncent une nouvelle apparemment plutôt mauvaise, s’obstine à se demander comment revenir sur une parole dévalorisante à ses propres yeux mais que personne n’a remarquée. Le monologue, dans ce cas, tourne vite au dialogue solitaire, pour celui qui se dédouble quand il n’en vient pas carrément à abriter une foule d’instances intérieures, comme le narrateur de Tartine de confiture : « La majorité d’entre nous a envie de lui lancer "Va te faire foutre", mais parfois on dirait que la majorité n’a pas de voix. Ceux qui décident ont résolu de ne rien dire. On n’a plus qu’un souhait : être débarrassés de lui. Nous enfoncer dans le transat confortable et nous endormir ».

     

    Illusion comique

     

    À ces récits on pourrait opposer ceux où tout repose sur le dialogue, avec une question centrale : comment le dire ? Car plusieurs des nouvelles du recueil mettent en scène des personnages qui se sont confectionné un piège dont ils hésitent longuement à s’extraire. Si enfermement et monologue il y a, ils tendent alors tout entiers vers une parole libératrice longtemps différée. Ainsi de Marcus, dont le héros éponyme s’est enfermé, par jeu, dans un placard d’où il n’est pas sorti à temps pour révéler sa présence aux occupants d’un appartement ; ou Karin, qui a prétendu, Dieu sait pourquoi, s’appeler Kerstin ; ou l’Ami parfait du titre général, apparemment reconnu par « un vieux copain » dont il ne voit absolument pas de qui il s’agit, et qui joue, dans une angoisse croissante, le jeu de l’amitié.

     

    Mais notre « acteur renommé » sait mieux que personne les effets paradoxaux du théâtre quand celui-ci s’avoue en tant que tel : « En rencontrant le regard de quelqu’un, on s’expose soi-même, inévitablement ». Et, quand ils réussissent enfin à déposer et ainsi exhiber le masque qu’ils avaient placé sur leur visage, les héros de Jonas Karlsson, dans un vertigineux instant de vérité, apparaissent enfin, devant les autres et devant eux-mêmes, pour ce qu’ils sont. Ça n’est pas toujours gai. Mais souvent assez drôle.

     

    P. A.

     

    Illustration : James Ensor, Autoportrait aux masques, 1899, détail

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  • photo Pierre AhnneChacun cherche la sienne. Ester croit l’atteindre en quittant pour le continent son village sarde, où, quelques années plus tard, elle désirera passionnément retourner ­— elle sera déçue. Son mari Raffaele rêvera toute sa vie de retrouver Gênes, « venteuse, altière, longue, fine, dessinée à la pointe sèche ». Leur petit-fils Gregorio n’envisagera de vivre qu’à New York, capitale du jazz. Aux yeux de sa compagne, la chanteuse Judith, dont les grands-parents ont fui l’Allemagne et dont les parents ont quitté l’Amérique pour Israël, c’est le succès qui apparaît comme une terre promise, sans fin dérobée. Et tous répètent le refrain : « Comment peut-on vivre dans un endroit pareil ? ». Car tous ignorent que « les terres promises n’existent pas » ou, ce qui revient au même, qu’elles se situent à peu près où nous sommes. Ainsi la mère d’Ester, qui n’avait jamais voulu s’éloigner de son village, fût-ce pour aller jusqu’à la côte toute proche, et qui, découvrant la mer peu avant sa mort, comprend « que la terre promise n’était somme toute pas si éloignée de l’endroit où elle avait passé sa vie, et qu’au fond il suffisait d’un petit effort pour franchir les bornes de son univers familier et accéder à un monde extraordinaire, juste à côté ».

     

    De quelle planète viennent-ils ?

     

    Seule peut-être l’a toujours su la fille d’Ester et Raffaele, Felicita, la bien-nommée. Certes, elle ne parvient pas à se faire aimer de Pietro Maria, le jeune aristocrate. Mais, refusant de renoncer à l’enfant qu’elle aura de lui, elle s’installe pour l’élever à la Marina, qu’elle ne quittera plus. Si ce quartier populaire de Cagliari, déjà célébré dans l’éblouissant Sens dessus dessous (voir ici), est peut-être la seule vraie terre promise du roman de Milena Agus, c’est sans doute que, là, « été comme hiver, le dimanche et les jours fériés, personne [ne va] nulle part ». Autour de Felicita, logée chez la misanthrope Marianna (« Parfois, même les passants dans la rue l’exaspéraient : elle les trouvait si moches et si grotesques qu’il lui venait l’envie de les anéantir »), c’est un chassé-croisé de désirs et d’insatisfactions qui se tisse. Qu’est-ce qui pousse les héros de Milena Agus à courir ainsi après un insaisissable idéal ?

     

    Derrière le motif de la fuite et du manque, lequel est le plus apparent dans Terres promises, s’en cache un autre, qui constitue peut-être le thème privilégié de l’écrivaine sarde : déjà au cœur du roman que j’évoquais plus haut, c’est celui de la singularité des individus. Felicita « ne ressembl[e] pas à une fille de Sardes ». « Elle [est] communiste, certes, mais elle ne partag[e] pas le monde entre amis et ennemis du peuple ». Sa mère, déjà, était « blonde dans un monde de brunes, avec un petit visage fin et doux parmi toutes ces femmes à l’air sévère ». Et son grand amour, Pietro Maria, comme elle « enfant unique dans une région où être dépourvu de frères et sœurs [fait] de vous une bête rare », est un « maigrichon, pâle et solitaire », qui, lui non plus, n’a pas « le type sarde »… « De quelle planète » viennent donc ces personnages, qui ressemblent tous, dirait-on, au petit Gregorio, « l’extraterrestre qui (…) [a] commis la folie de venir au monde » ?...

     

    Pas de côté

     

    C’est que le monde en question est structuré par des oppositions bien tranchées : pauvres et riches ; amis et ennemis ; la Sardaigne, haïe ou adorée, et le Continent ; les Italiens et les Arabes, qui peuplent les rues grouillantes de la Marina… Si les héros se sentent à l’étroit dans cet univers, c’est qu’ils n’entrent vraiment dans aucune case. Légers, mobiles, insatisfaits ou, au contraire, s’accommodant de ce qui n’est censé plaire à personne. On dirait qu’ils flottent, comme détachés de tout — ou seraient-ils au contraire plus ancrés que quiconque dans le réel ?

     

    Pour parler de ce décalage, Milena Agus pratique l’art délicat et élégant du pas de côté. Les choses sont dites, simplement, quelquefois crûment (« "Touche-toi", lui disait-il en se redressant pour la regarder tout en lui pinçant les tétons »). Pourtant, on a le sentiment de les aborder toujours sous un angle un peu indirect. Ainsi ne découvre-t-on les événements les plus importants, comme le cancer de Felicita, qu’incidemment et par allusions successives ­— avant qu’ils ne soient présents soudain comme des données naturelles.

     

    Aucune mièvrerie, on l’aura compris, dans ce récit qui n’hésite pas à faire l’éloge de la bonté et à déclarer : « Tout ce que l’on raconte au sujet des gentils qui sont des idiots est d’une grande bêtise ». Le ton adopté par Milena Agus, ce phrasé étrangement proche de celui du conte ou de la fable, lui permet tout. Dès qu’elle s’en éloigne, comme dans les dialogues un peu démonstratifs de la fin, on ressent comme une différence de pression. Mais elle reste presque toujours à la bonne altitude : assez à distance du réel pour en être le plus près possible.

     

    P. A.

     

    Illustration : Gênes, « altière, longue, fine »…

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  • photo Pierre AhnneOn pouvait craindre le pire. Jugeons-en… Ils sont trois : Ilmiya, la « Rom », prostituée occasionnelle et accro au crack ; Ernst, qui pratique plutôt la bière Atlas ; Jul, qui aime le vin mais fait feu de tout bois. « Le Franprix de la rue Ordener » est leur lieu de résidence privilégié. Enfin, le trottoir devant le Franprix. Nos trois héros, inséparables, y survivent tant bien que mal, pratiquant la mendicité (« un travail éreintant »). Tom-Louis Teboul, qui travaille avec Emmaüs et connaît bien le monde de la rue, nous raconte dans ce premier roman un an de leurs existences, forcément sans espoir, tant il est vrai que, pour certains, « la chance ne tourne jamais ».

     

    L’art de la phrase

     

    Comment un tel livre échappe-t-il à tout ce qu’on serait en droit de redouter : pittoresque indécent prêté à la misère, sociologie déguisée en fiction, bons sentiments, protestation hargneuse et confortable ?... Par l’écriture. C’est-à-dire, d’abord, par la phrase. Tom-Louis Teboul sait qu’en écrivant quelque chose d’aussi simple que : « Ils mangèrent du pain humide et s’observèrent », on touche juste. Il sait trouver le bon dosage de sophistication et de tournures populaires, d’oralité et d’expression soutenue, retenant la leçon de Céline (« Toute seule qu’elle se retrouvait, avec ses bourrelets et son foie tout hépathique qu’on se demandait comment il avait pu tenir si longtemps »), parfois aussi celle de Genet (« Bientôt il se raconta sous les ponts que Paris détenait une reine, et les mendiants voulaient la rencontrer »). Le résultat est un savant mélange d’ironie et d’empathie, qui se maintient toujours au plus près des personnages et pourtant dans un léger décalage, manière la plus efficace de nous donner accès à leurs esprits (souvent confus). Sans compter, dans ce roman (forcément) de plein air qui est aussi un hymne à Paris, la présence des lieux et du temps qu’il fait, « les surprises d’octobre », « les dorures diplomatiques du ciel ».

     

    Tout cela au service d’une épopée burlesque, au sens le plus originel du terme. Une affichette promettant « une honnête récompense » à qui ramènera à son propriétaire un chow-chow égaré, une quête improbable couronnée par le succès le plus inattendu, une fortune soudaine, une brusque échappée romanesque, qui nous ferait presque croire à un départ possible vers d’autres horizons et une nouvelle vie…

     

    Faux-semblant, bien sûr. Comme les trois compagnons, on déchantera vite. La vérité du livre résidait bien, avant ces quelques pages finales, dans une structure fondée sur la répétition, les errances toujours circulaires, le retour inévitable des beuveries comme moyen d’évasion décidément unique.

     

    Les dorures du ciel sont à tous

     

    Il y a, dans tout cela, quelque chose d’évidemment et profondément politique. Non parce que Teboul n’aime guère la police et ne s’en cache pas. Et pas davantage parce qu’il n’épargne ni l’indifférence impitoyable de la société de consommation pour les êtres à qui celle-ci est refusée ni la bonne conscience ou la culpabilité honteuse de ceux qui se contentent de souhaiter « bon courage » aux mendiants (« qu’on pensait que ça suffisait le courage pour survivre »). La radicalité et la générosité de la démarche est d’abord ici, répétons-le, affaire de style. Pourquoi Ilmiya, Ernst et Jul, comme les femmes et les hommes réels à qui l’auteur dédie son œuvre et dont il énumère en exergue les prénoms, n’auraient-ils pas droit au langage et à la pensée ? Pourquoi ne pas leur permettre de discerner le « fil lumineux qui les reli[e] [entre eux] (…) et les un[it] également à la souffrance des autres vivants aux antipodes » ? Au nom de quoi ne pas laisser Ernst, au cours d’une unique échappée sur les bords de l’Oise, ressentir « le monde autour, les poissons, le courant, le vacarme des mouches » ?... Par leur langue exigeante et précise, par leur humour et leur ironie même, par leur usage contrôlé de la poésie, l’auteur ou son narrateur restituent à leurs héros dérisoires la complexité et la dignité de tout un chacun. Ils font, de ces « vies déposées au milieu du trottoir », des existences à part entière. Et de ceux qui les vivent, par-delà l’uniformité que répand sur eux la misère, des individus — mieux encore : des personnages de roman.

     

    P. A.

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  • photo Pierre Ahnne

     

    « J’étais convaincue que les objets, tout comme les plantes, se baladaient la nuit et ne revenaient à leur place qu’au lever du jour pour ne pas se faire prendre, toujours au dernier moment. Dans la véranda, j’allumais la lumière pour arriver à surprendre les derniers mouvements de la table et des chaises, mais je n’y arrivais jamais, c’était toujours un poil trop tard. Les meubles étaient malins, surtout les miroirs, qui connaissaient l’intérieur des gens. »

     

    Herta Müller, Tous les chats sautent à leur façon

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  • www.opisybroni.republika.plDelcourt, qui fut longtemps une maison consacrée à la bande dessinée, fait peau neuve et s’adjoint une collection de littérature. Il y a, semble-t-il, tout lieu de s’en réjouir, si on en juge à ce deuxième titre paru. Dans le roman de Dirk Kurbjuweit, qui est rédacteur en chef adjoint au Spiegel, toutes les conditions du thriller sont réunies. Randolph et Rebecca sont un couple berlinois aisé. Elle a cessé pour l’instant de travailler, il est architecte. Deux enfants, un agréable rez-de-jardin. Tout irait bien si Dieter Tiberius ne demeurait pas au sous-sol. Dieter Tiberius a « une grosse tête, un front haut et sa coiffure ressembl[e] un peu à celle d’Elvis Presley ». Il se sert chez « Penny » et non dans « un des supermarchés bio » du quartier. « D’un côté l’architecte aisé et bourgeois, marié avec une belle femme, deux enfants, de l’autre, un enfant de la DDASS, seul et sans-emploi, bénéficiant du Hartz-IV, le minimum social ». Lequel commence par adresser des poèmes à Rebecca, puis se met à harceler le couple en prétendant, de façon répétée, qu’il abuse de ses enfants. Plaintes. Visites de la police. Avocats. Comment tout cela va-t-il finir ?

     

    Expulsons le sous-homme

     

    On le sait depuis le début : le père de Randolph, homme taciturne et collectionneur obsédé d’armes à feu, tuera Tiberius et se retrouvera en prison, où le roman commence, lors d’une visite. Pas de suspense, donc. Ni de rebondissements. Sauf un, et quel rebondissement. Mais il se produit tout à la fin de ce long roman, à la lecture duquel on s’aperçoit vite qu’il faut renoncer à l’hypothèse policière.

     

    Nous y suivons la lente et minutieuse reconstitution de tout ce qui a conduit au meurtre. C’est Randolph qui écrit. Pour qui ? Pour Rebecca, qui « ne possède pas encore tous les éléments » ? Pour son père, à qui il n’a jamais beaucoup parlé avant le drame ? Pour son jeune frère, qui le méprise de ne pas avoir réglé son problème tout seul ? Ou pour se persuader lui-même de son bon droit, à moins que ce ne soit de ses torts ?... Tout est là.

     

    Je proteste assez souvent contre les épaisseurs inutiles pour ne pas le souligner quand j’en rencontre un : certains livres ont besoin du volume et de la lenteur. C’est à un processus complexe que nous assistons ici. D’abord, la culpabilisation (comment prononcer cette phrase : Je n’abuse pas de mes enfants ?). Puis, une manière de « possession » : « Je devais me battre contre moi-même, contre des pensées et des images qui me hantaient ». Suivent en effet des idées plutôt inhabituelles chez un membre éclairé des classes supérieures : « Si tout cela était arrivé à Singapour, ils en auraient fini depuis longtemps avec Dieter Tiberius » ; « L’État ne protégeait pas ma famille, moi seul étais en mesure de le faire » ; « Si quelqu’un doit partir, alors c’est notre sous-homme » (c’est-à-dire, bien sûr : « l’homme vivant au-dessous de chez nous »). Pourtant, nos héros refusent avec indignation de faire usage de la violence. En quoi ils ont tort : « quelques coups de poing auraient peut-être suffi » à chasser Tiberius, lequel, par conséquent, « serait encore en vie ». Mais Randolph préfère recourir à « une stratégie » tissée « dans les tréfonds de [son] subconscient », faite de récits accablés à sa mère, qui les répétera fatalement à son père, ou de silences (« comme notre famille sait si bien faire »). Tout cela conduisant à l’issue que l’on sait. Bilan : « Notre couple est resté soudé, on peut au moins remercier Tiberius de nous avoir remis en selle ».

     

    Allemagne, mère blafarde

     

    On voit quelles régions explore le roman de Dirk Kurbjuweit, inspiré, paraît-il, de sa propre histoire. Exposées (mais le sont-elles toutes ?), les hypocrisies du bourgeois progressiste deviennent des contradictions, dont le détail suffirait déjà à installer le lecteur moyen dans un salutaire inconfort. Mais l’auteur allemand va plus loin qu’une réflexion purement morale sur le thème : courage et lâcheté. Ce qu’il esquisse, c’est une interrogation qui porte sur la démocratie et son fonctionnement, les rapports entre principes et faits, droit et violence.

     

    Et, en élargissant encore le point de vue, c’est toute l’histoire de l’Allemagne, de l’après-guerre à l’époque actuelle, qui se déplie. Images d’une enfance sous Adenauer, dominée par un père que les bombardements vécus dans sa propre enfance ont traumatisé et qui ne sort jamais sans un holster bien garni. Souvenirs de la guerre froide, et de l’époque où « Berlin grouillait d’agents [secrets] ». Crainte de la guerre nucléaire, qui fera du fils un pacifiste pendant la crise des euromissiles, en octobre 1981.

     

    « J’ai toujours voulu fuir », reconnaît le héros-narrateur. Et son histoire, comme celle de sa famille, est celle des démons engendrés par la peur, sous toutes ses formes. Mais ces peurs ne sont pas seulement celles d’un pays et d’une ville longtemps placés « au cœur d’une lutte entre deux systèmes, entre le bien et le mal ». Ce sont aussi les nôtres. Et l’écrivain allemand a inventé une manière assez diaboliquement habile de nous installer face à elles.

     

    P. A.

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