• Au temps des requins et des sauveurs, Kawai Strong Washburn, traduit de l’anglais par Charles Recoursé (Gallimard)

    www.allibert-trekking.comLes gens qui me connaissent s’étonnent toujours de mon intérêt pour les îles du Pacifique. Il tient à des raisons familiales, leur expliqué-je. Je les ai d’ailleurs exposées jadis dans un récit intitulé Libérez-moi du paradis (Le Serpent à plumes, 2003). C’est cet intérêt qui m’a poussé vers le premier roman d’un écrivain hawaïen, dont le titre promettait squales, récifs et atolls (tous peu présents) — de manière énigmatique, et encore plus, quoique plus exacte, en anglais (Sharks in the time of saviors).

     

    Tout arranger

     

    Mais, toute Océanie mise à part, les gens qui me connaissent et, surtout, qui me lisent pourraient être surpris de me voir défendre un livre où, à première vue, tout aurait dû me déplaire. Voyons… Dans la famille Flores, nous avons le père, Augie, la mère, Malia, deux fils, Nainoa et Dean, plus la petite dernière : Kaui. L’effondrement de la culture de la canne à sucre a condamné les parents aux travaux pénibles et peu lucratifs. Heureusement, il y a le don de Nainoa. Depuis qu’il a été miraculeusement sauvé des et par les requins, chacun sait qu’il y a quelque chose « à l’intérieur de [lui] ». Lui-même croit qu’il est « censé arranger les choses », voire « arrang[er] tout » : la pauvreté de la famille, bien sûr, mais aussi les corps malades ou accidentés de tous ceux qui viennent le voir et sont prêts à le payer pour qu’il les touche et les « répare » ; et, au-delà, peut-être, Hawaii tout entier, où, entre « le bitume », « les bateaux de guerre », « l’argent venimeux » et « les camps de sans-abri », « plus rien ne ressemble à ce qui aurait dû être ». Ce sont « les dieux » qui exigent de Nainoa qu’il arrange ça. Ni plus ni moins.

     

    Le roman va conter les démêlés du personnage avec ses propres possibilités mystérieuses. Et l’histoire de toute la famille : de Dean, que son don à lui, le basket, envoie dans une prestigieuse école de sport sur le continent ; de Kaui, que ses capacités intellectuelles propulsent à l’université de San Diego — Nainoa, quant à lui, devenant infirmier à Portland. Il y aura des échecs, de la violence, des morts, de la prison, des retours ratés au pays natal. Jusqu’à ce qu’à la fin tous ou presque s’y rejoignent, retrouvent le contact avec un monde où les vivants, les morts et la nature se mêlent… tout en impulsant une « révolution dans l’agriculture » par le retour aux méthodes ancestrales.

     

    « Maman, est-ce que tu sais ?... »

     

    Non, rien n’aurait dû me plaire de ce livre qui croise deux sources d’inspiration : le culte de la nature et la fiction ethnologique, d’une part, de l’autre les acquis du roman américain en matière d’adolescence chaotique, de lyrisme urbain et de brutalité narrative. Je n’aurais dû aimer ni le finale new age, ni le parler jeune, ni la hargne un brin infantile envers les haole (les Blancs), ni la fascination pour les sécrétions corporelles les moins ragoûtantes, ni les affligeants remerciements terminaux. Seulement, voilà : la rapidité même, qu’on pourrait presque qualifier de goulue, avec laquelle j’ai avalé les 400 pages, m’obligeait à m’interroger : qu’est-ce qui sauve ce drôle de roman ?

     

    D’abord, le rythme. Dans l’alternance de récits-monologues confiés aux divers héros, pas de temps morts. Des dialogues râpeux, une narration nerveuse, une atmosphère tendue en permanence comme une corde. Ensuite, les personnages. Tous plus ou moins mal embouchés, avec une mention spéciale pour la fille — « Maman, est-ce que tu sais combien de fois j’ai été ivre, défoncée à un truc ou à un autre, à essayer de ne pas trébucher sur mes jambes molles en marchant dans les rues au beau milieu de la nuit ? » (là, elle décrit sa vie d’étudiante à sa pauvre mère, qui s’est saignée aux quatre veines pour l’envoyer à la fac…). Tous, aussi, tourmentés à souhait et, quoique parlant à peu près de la même façon, tous fortement individualisés.

     

    Un don et des dieux

     

    Et puis, il y a les miracles… Je veux dire, les descriptions de miracles. À quoi ressemble un miracle vu de l’intérieur ? À quoi ressemble l’intérieur d’un corps en train de « se réparer » ? « Haine jaune et goudronneuse », « souvenirs de colère rouge et dentelée », « mélasse qui bourdonne[e] doucement », évoqués dans des pages d’une poésie quelque peu vertigineuse et où vibre un suspense d’un genre inhabituel : la vie va-t-elle se décider à l’emporter sur la déroute des tissus ? Le don du guérisseur sera-t-il efficace ?

     

    Que faire d’un don ? C’est la question qui parcourt et structure tout le récit, dont les héros se révèlent chacun, à l’image de Nainoa, habités par quelque chose d’étranger à eux-mêmes. « Y avait moi et puis y avait quelque chose de plus grand que moi », dit Dean. Mais chacun jalouse le don de l’autre, dédoublements et désirs contradictoires s’entrecroisent, en un curieux récit d’initiation, où chacun marche en zigzaguant à la rencontre de soi.

     

    Que faire des dieux ? C’est l’autre question. Que faire du divin dans le Hawaii actuel, et dans le monde d’aujourd’hui, désacralisé, voué tout entier à une positivité pure qui appelle, par contrecoup, toutes les formes d’obscurantisme ? Kawai Strong Washburn  essaie de répondre à ces questions. Sa réponse est naïve, brute, un peu mal équarrie. Oui, mais il y a les questions. Et la réponse, quoi qu’on en pense, est un roman. Un vrai.

     

    P. A.

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