• Blanès, Hedwige Jeanmart (Folio)

    photo Pierre AhnneTout commence par une figure de style, ce qui devrait nous avertir… Eva, la narratrice, et Samuel, écrivain de science-fiction, habitent Barcelone. Ils vont passer une journée de flâne à Blanès, petite station balnéaire peu éloignée. Au retour, Samuel pose « le livre qu'il avait à la main », puis, nous dit Eva, « il s'est retourné vers moi (…), il a fait un pas dans ma direction et il est mort ». Sauf que, comme elle le précise aussitôt : il « n'[est] pas totalement mort, en tout cas comme on meurt normalement ». « C'est une figure de style », ajoute-t-elle. En réalité (?), Samuel est « juste parti ». Le ton est donné.

     

    Sous le signe du baroque…

     

    On est sous le signe de la rhétorique et du baroque, d'un baroque, dira-t-on, très appuyé. Qu'on en juge… À Blanès, Samuel, écrivain, comme on l'a dit, lit à Eva le Discours de Blanès que l'écrivain chilien Roberto Bolaño, mort dans la petite ville en 2003, y prononça. Il y mentionnait certains personnages qui se révéleront figurer dans le roman de Hedwige Jeanmart, ainsi qu'un roman de Juan Marsè, auteur catalan, La Maison de Teresa ; laquelle maison est justement censée se trouver à Blanès, et Bolaño d'expliquer qu'à peine installé dans la ville il n'a eu de cesse qu'il n'y trouve cette demeure fictive. Vous suivez ? Dans ce livre qui parle donc d'un écrivain qui cite un écrivain qui parle d'un écrivain, Eva, installée à son tour à Blanès, où elle prétend essayer de comprendre ce qui est arrivé à Samuel, prend des notes : « Si j'avais accepté l'invitation de Luis au Cosmos, c'était pour le voir, (…) mais aussi à cause de mon calepin et de cette nouvelle manie de tout y consigner… ». Mais, de dédoublements en fausses pistes et autres erreurs sur la personne, elle ne trouvera pour finir rien, évidemment ­— ni la trace de Samuel ni la maison de Teresa, qu'elle s'est à son tour mise à chercher. Ce qui pourrait achever de nous ouvrir les yeux.

     

    Car tout cela est trop insistant pour ne pas constituer, en soi, un piège englobant tous ceux que recèle ce curieux et assez captivant petit livre. Qu'Eva proclame n'avoir jamais lu Bolaño, lui-même expert en chausse-trappes, est éloquent. « Pèlerinage littéraire », « un livre peut changer une vie », etc., la critique, pour parler de ce premier et pour l'instant seul roman de l'écrivaine belge, publié chez Gallimard en 2014, semble dans l'ensemble avoir emprunté un tel boulevard. L'auteure elle-même, à l'occasion, a pu paraître l'indiquer. Mais les personnages « pittoresques » et « hauts en couleur » qu'on nous annonce se révèlent systématiquement peu consistants, Toni, « le gardien [de camping] transparent » étant à cet égard emblématique. Les lieux, petits hôtels, restaus de second ordre, zones limitrophes, sont tout aussi délibérément déceptifs : « Dans l'herbe sèche tachée d'ordures, se dressaient çà et là de vieilles bornes de raccordement électrique — on aurait dit des stèles ou des tombes oubliées — au milieu desquelles déambulait un chien à trois pattes ». Dérision, chemins sans issue, secte burlesque, complots qui n'en sont pas… C'est un faux labyrinthe que nous ouvre Hedwige Jeanmart, un jeu de miroirs pour rire : son baroque est en trompe-l'œil.

     

    Des cannellonis aux épinards

     

    Comme tous les baroques, si l'on veut… Celui-ci en tout cas va au bout du vide qu'il agence. Car que faire seule dans une station balnéaire ? Y déambuler, y manger (« des cannellonis aux épinards, raisins de Corinthe et pignons de pin »), y boire (beaucoup de vin blanc), y observer avec une attention obstinée des spectacles auxquels d'habitude on se serait dispensé de prendre garde. Je le sais bien, je m'y connais, Eva m'a souvent fait penser à tel de mes propres personnages — pardon pour l'autopromotion. À force d'errer dans l'absurde Blanès, la narratrice de Hedwige Jeanmart devient une « étrangère » à tous les sens du mot. Sa voix précise, distante, faussement innocente et froidement humoristique, n'en finit pas de mesurer l'écart qui la sépare du monde : « Ma tête résonnait de ce brouhaha, des voix entremêlées de tous ces gens qui étaient ensemble sur leurs bancs, qui se connaissaient et n'étaient donc pas seuls et, sans réaliser que je m'étais arrêtée devant la vitrine d'un magasin de chaussures, mon regard se porta sur une paire de bottines montantes rouge foncé, assez jolies, avec un petit talon ».

     

    La solitude d'Eva est plus que celle de l'abandon : le vide qui l'entoure est celui de l'absence de sens, que la disparition initiale fait surgir. « Je ne faisais que penser que je devais absolument forcer cette porte factice et invisible derrière laquelle je serais à nouveau là et pourrais me dire bonjour, Eva, mais je n'arrivais à rien du tout. Ce constat m'angoissait à juste titre, il aurait angoissé n'importe qui ». Certes. Et comment mieux dire une telle angoisse que par le biais d'une écriture qui ne fasse rien d'autre que désigner, ironiquement, le geste au moyen duquel elle s'efforce en vain de la conjurer ?

     

     P. A.

     

    Ce texte est paru une première fois le 4 avril 2016 sur le site du Salon littéraire .

     

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