• Dans les rêves, Delmore Schwartz, traduit de l’anglais par Daniel Bismuth (Rivages)

    www.fond-ecran-hd.netVoilà ce qu’on appelle un auteur culte. C’est-à-dire, comme bien souvent, un auteur méconnu. Au début des années 1960, à l’université de Syracuse (État de New York), il a été le professeur de Lou Reed, et chacun tient tant à le rappeler qu’on dirait que c’est là son principal titre de gloire. Une préface signée du chanteur de Berlin ouvre d’ailleurs le volume publié par Rivages, préface qui ne nous apprend rien hors le culte que vouait son auteur à Delmore Schwartz. Heureusement, il y a aussi une postface, de Thierry Clermont, pour nous donner quelques détails sur cet écrivain né en 1913, mort en 1966, qui connut la notoriété, puis la décadence et une fin sordide sous le signe de l’alcool, de la drogue et de la schizophrénie. Entre-temps, il avait écrit de nombreuses nouvelles, de la poésie, tenu un journal, été admiré de Bellow, de Nabokov et de Borges. On dispose de quelques traductions de ses œuvres, parues aux Éditions du Rocher.

     

    Et, à présent, donc, il y a, chez Rivages, ce gros volume rassemblant plusieurs récits sous un titre inspiré par le premier d’entre eux, C’est dans les rêves que les responsabilités commencent. Texte prisé des connaisseurs, mais, à mon humble avis, pas nécessairement le meilleur de ceux qu’on trouve ici, bien qu’il mêle quelques-uns des grands thèmes de Schwartz : le cinéma, le monde urbain, les rapports de l’individu à son image, à sa famille, à l’Histoire dont elle est issue.

     

    Méandres et arrière-plans

     

    Que trouve-t-on, par ailleurs, dans ce recueil ? Le récit d’un réveillon (1937-1938), celui d’une remise de distinctions à la fin d’une année universitaire, celui d’une soirée au cinéma, d’autres encore caractérisés par une forme singulière de dinguerie et par un usage plus ou moins rigoureux des unités de lieu et de temps. Mais on trouve aussi, plus inhabituelles, d’une certaine manière, de longues histoires montrant l’évolution au cours des années de familles ou de groupes entiers d’amis. Partout, l’auteur déploie un art éblouissant de la parole rapportée, dialogue ou soliloque, qui pourrait l’apparenter de loin à Salinger. C’est cependant à un autre écrivain américain que, curieusement, on pense surtout : James, cité avec ironie par un des personnages comme répugnant « à admettre qu’on puisse prendre toute personne ou toute chose telle qu’elle se présente ». De fait, si on y songe, c’est bien pour les méandres, admirablement rendus par la traduction, auxquels se plaît Delmore Schwartz, ceux de l’écriture comme ceux d’une psychologie toujours à double ou triple arrière-plan. Exemple : « Si Shenandoah décela l’ironie sous-jacente et chercha à la tenir pour négligeable, il se méprit cependant sur sa véritable provenance. Il crut qu’Arthur le tenait pour incapable de composer autre chose que des dialogues satiriques, malentendu inspiré par la crainte que ce ne fût exact ».

     

    Le contraste entre la sophistication de la prose et du propos et le quotidien souvent familial et petit-bourgeois qui lui tient lieu de sujet est au principe d’un humour pas forcément chargé d’intentions satiriques ou critiques. Quand satire il y a, c’est celle du monde universitaire ou des jeunes intellectuels affichant, par manque de confiance en eux-mêmes, une autosatisfaction un tantinet pathologique. L’un d’eux, commentant une de ses pièces : « Ici, dans cette scène, (…), ignorance et ironie sont introduites avec une habileté qui me hisse au rang de souverain parmi les dramaturges de langue anglaise ».

     

    « Personne ne se voit »

     

    Ces jeunes gens sont la génération d’après : elle succède à celle des parents, juifs d’Europe centrale arrivés jeunes en Amérique, et elle subira de plein fouet la Grande Dépression, dont l’ombre s’étend sur la plupart de ces nouvelles. Ils portent ce qui est sans doute le grand motif de l’œuvre. Car qui ou que sont-ils ? Ils n’ont pas les souvenirs ni l’enthousiasme de leurs pères, mères, oncles et tantes, dont ils écoutent les discours avec un mélange d’agacement et de nostalgie. Broyés par la crise, insatisfaits de leur sort, ils se considèrent volontiers comme « des ratés » (« mais il n’empêche que je n’éprouve aucune inclination pour les seules formes de réussite qu’on nous propose actuellement »).

     

    « Perte ou (…) manque d’identité », mais aussi angoisse à l’idée que « nul ne sait ce qu’il représente pour les autres » car « personne ne se voit » : la question de l’identité, historique et individuelle, parcourt tous les récits et unifie souterrainement le recueil. C’est elle qui imprime à l’écriture son étrange et fascinante claudication, entre raffinement quasi ironique et trivialité quotidienne. C’est elle aussi qui fait la modernité, dont le décor obsédant du New York de l’entre-deux-guerres est la métaphore – « la métropole étroite et haute de toutes parts (…), la métropole au ventre veiné par les noirs souterrains du métro, avec ses tours et ses ponts grandioses, la métropole, insensible et dénuée de sens ».

     

    P. A.

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