• Des Filles brillantes, Mary McCarthy, traduit de l’anglais par Antoine Gentien et Jean-René Fenwick (Belfond [vintage])

    www.pinterest.frElles s’appellent Kay, Dottie, Priss, Helena, Polly… Elles sont huit, plus une pièce rapportée, qui intervient parfois, toujours le temps d’un décalage ironique. Comme Mary McCarthy, toutes sortent de Vassar College, brillante université féminine de l’État de New York, où elles formaient le Groupe du titre anglais (The Group), sous lequel parut, en 1963, ce roman publié en français en 1964 et que Belfond réédite aujourd’hui, dans la fameuse collection [vintage]. Il est le plus célèbre de l’écrivaine américaine, morte en 1989, qui en publia une vingtaine d’autres (et il y eut aussi des essais, des biographies, des articles…).

     

    L’histoire de nos huit (ou neuf) amies dure sept ans. De 1933, date du premier mariage dans le Groupe, celui de Kay, une des plus jolies et des plus prometteuses, à 1940, où toutes se retrouvent pour l’enterrement de la même, tombée d’une fenêtre. Le probable suicide de cette jeune femme, arrivée de l’Ouest pleine d’enthousiasme et d’illusions, signifiant à l’évidence la fin, pour toutes, de la jeunesse.

     

    « Mouvement tactique »

     

    Deux exceptions mises à part (Lakey, riche, belle, spécialiste reconnue d’histoire de l’art et… lesbienne ; Libby, froide, arriviste, agente littéraire à succès), toutes ont, en sept ans, renoncé à leurs rêves d’indépendance pour succomber aux attraits du mariage et de la maternité. Les rapports entre hommes et femmes sont un des grands thèmes du roman de Mary McCarthy. Rapports vus d’abord sous l’angle de la sexualité, laquelle est abordée avec une liberté de ton qui surprend, même dans des années 1960 annonciatrices, dans ce domaine, des bouleversements que l’on sait. La défloration de Dottie, qui ouvre presque le livre, met tout de suite le lecteur dans l’ambiance : « Alors qu’elle ne demandait qu’une chose, c’était que cela prît fin, ô surprise des surprises, elle commença à y trouver un certain agrément. Son corps ne se révoltait plus tandis qu’il la pénétrait à fond, puis se retirait lentement, cela sans relâche, comme une question indéfiniment répétée »… Suit, quelques page plus loin, un long passage détaillé et désopilant sur les usages en matière de diaphragme et de « bock » (« La femme mariée a un second bock qu’elle laisse dans l’appartement de son amant. Pessaire et bock l’assurent de la fidélité de l’être aimé »).

     

    L’autre motif qui, s’agissant toujours des relations entre les sexes, court comme un fil rouge tout au long du roman, c’est celui de la malignité masculine. Brutal (« Descendant des Vikings, il lui fallait assouvir un besoin ancestral de viol et de violence ») ou lâche (« Je ne vais pas te laisser tomber comme cela, dit-il. J’exécute un mouvement tactique qu’il faut placer dans une stratégie d’ensemble »), le séducteur se métamorphose souvent en tyran domestique. Tel le mari de Priss, qui la contraint à donner le sein, à une époque où le biberon apparaît comme une solution d’avenir et libératrice pour les jeunes mères.

     

    Passage des années

     

    Le livre se fait l’écho de ce débat comme d’autres questions agitant le milieu et la génération qu’il dépeint. On y parle des meilleures manières d’éduquer les enfants à la propreté, de la supériorité des conserves sur la cuisine à l’ancienne (« As-tu goûté le maïs en boîte ? »), de la psychanalyse (« Elle découvrait chez elle les symptômes de toutes les névroses. Elle était maniaque, obsédée, buccale, anale, hystérique et anxieuse »), du trotskisme — car les procès de Moscou, la guerre d’Espagne puis les débuts de la Seconde Guerre mondiale sont la toile de fond du récit. Nos héroïnes estiment que « Roosevelt [fait] du bon travail, en dépit de ce que disent papa et maman ». Et si la femme de ménage de Kay est traitée en passant de « sale négresse », c’est par Harald, son mari, personnage non seulement masculin mais spécialement odieux.

     

    Avouons-le : quel que soit l’intérêt historique et documentaire, le lecteur peine un peu au long de ces… 540 pages, pas complètement convaincu que tout cela soit « toujours d’une vive actualité » comme le prétend la quatrième de couverture. Ce qui l’incite à garder cependant le cap, c’est le plaisir d’une construction virtuose, où l’on glisse d’un personnage à l’autre, quitte à revenir plus loin au premier, en un mouvement combinant habilement déplacement d’objectif et passage des années. Il en résulte un portrait de groupe où s’impose aussi l’art du portrait tout court, formules étincelantes et humour anglo-saxon garantis. De Norine, « on aurait dit que ses pensées montaient à sa tête comme de petits caillots de sang ». À la même, une de ses ex-condisciples peut déclarer : « Si un homme couchait avec toi, tu laisserais sur lui des ronds de crasse comme il y en a dans ta baignoire ». Libby, éconduite par un éditeur peu sensible à son talent comme à ses charmes, se trouve opportunément mal. « Exactement comme le jour où elle était tombée évanouie dans les bras de sa tante. C’était à Florence en plein été. Elle contemplait aux Offices La Naissance de Vénus »… Peut-on être plus allusive et plus délicieusement méchante ?

     

    P. A.

     

    Illustration : classe d'art au Vassar College dans les années 1930

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