• Des vies à découvert, Barbara Kingsolver, traduit de l’anglais par Martine Aubert (Rivages)

    jhmrad.comTout est affaire, d’abord, d’architecture. Willa, Iano, leur fille, Tig, avec Nick, leur père et beau-père, bientôt rejoints par leur fils, Zeke, dont la compagne vient de se suicider, et par Dusty, le bébé qu’elle lui a laissé, sont chassés par la crise économique dans une vieille maison héritée à Vineland (New-Jersey). Le bâtiment menace ruine. Mais peut-être a-t-il été habité par (la réelle) Mary Treat, biologiste contemporaine et amie de Darwin, ce qui permettrait d’espérer quelques subventions destinées aux réparations… Pas de chance : elle vivait en face. Tout espoir n’est pourtant pas perdu : là où demeurent Willa et Iano a bien habité (l’imaginaire) Thatcher Greenwood, dont le roman nous raconte les déboires en alternance avec ceux des premiers héros. Il s’est installé à Vineland à peu près dans les mêmes conditions qu’eux, avec sa jeune femme, sa belle-sœur, sa belle-mère, s’est pris d’amitié pour Mary, sa voisine, avec qui, en naturaliste passionné lui aussi, il a entretenu une correspondance. Hélas, ce n’était pas dans la même maison. La sienne, démolie, a été remplacée par une autre, tout aussi branlante — la preuve…

     

    Sans abri

     

    Si vous avez raté un épisode, ce n’est pas grave. L’essentiel est d’avoir compris ceci : si, chez Barbara Kingsolver, les constructions fictives, à l’image de la société américaine du XIXe siècle ou de celle d’aujourd’hui, sont de guingois, les subtils décalages sur lesquels repose celle de son roman lui-même sont le signe de son souci d’échapper aux stéréotypes auxquels le fond de son propos pourrait l’exposer. Fond que résume astucieusement son titre (Unsheltered) : « — À découvert, nous nous tenons dans la lumière. — À découvert, nous nous savons destinés à mourir »… et exposés à l’incurie des puissants, à la violence des riches et à l’intolérance de bien des gens.

     

    Vineland, au temps de Mary Treat, n’est pas le paradis promis par son fondateur, l’autocratique capitaine Landis, et Thatcher aura bien des ennuis pour avoir voulu enseigner aux élèves du lycée les théories de Darwin ; mais il échappera à son mariage étouffant et quittera le New-Jersey pour une vie plus exaltante quoique plus précaire. En 2016, la crise économique se double d’une crise politique (« un candidat à l’élection présidentielle complètement givré » monte dans les sondages) et, sujet cher à Barbara Kingsolver, écologique ; mais, découvrant l’histoire de feu ses voisins, Willa aperçoit « l’excitante possibilité d’un livre » ; et les « millenials » sont là, ces jeunes gens « un peu sauvages » qui ont compris où va le monde et sont résolus à ne pas réitérer les erreurs de leurs parents.

     

    De Cuba aux plantes carnivoires

     

    Celle qui les représente ici, c’est Tig. Personnage vraiment singulier et réellement réussi, en dépit de tout ce que ses certitudes idéologiques pourraient faire craindre. Un séjour à Cuba lui a ouvert les yeux, dont l’évocation semble légèrement dorée sur tranche, mais ça ne manque pas de panache, aux États-Unis, et nous change un peu des condamnations prévisibles et ressassées. Barbara Kingsolver n’est pas politiquement correcte quand il s’agit de Cuba. Elle l’est un petit peu par ailleurs, il faut bien le dire, et son roman serait encore mieux avec deux ou trois chapitres en moins, au cours desquels on voit une Willa un peu trop naïve se faire chapitrer par sa fille un peu trop lucide.

     

    Mais, là non plus, ce n’est pas grave : en sus de l’habileté quasi baroque que manifeste la structure, il y a, pour rattraper bien des choses, l’humour, présent partout, et pas seulement sous forme de satire sociale. Il y a, surtout, l’art du dialogue, digne des plus grands auteurs américains, Salinger inclus, c’est dire. Et, au-delà, le sens de la scène, laquelle peut à l’occasion glisser vers une loufoquerie proche de l’inquiétante étrangeté — ainsi de la première visite de Thatcher à Mary Treat, qu’il découvre en train de se faire grignoter le doigt, à titre d’expérience, par une plante carnivore.

     

    Pour tout cela, on pardonne à Barbara Kingsolver ce que son livre pourrait avoir de trop démonstratif, comme on pardonne à l’excellente traductrice qu’est Martine Aubert de croire qu’en français tous les verbes de perception se construisent avec une proposition infinitive. Et on place Des vies à découvert parmi les romans les plus originaux et les plus séduisants de cette rentrée.

     

    P. A.

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