• Développement du sensible, Christophe Fiat (Seuil)

    architecture-durable.typepad.frPoète, performeur, metteur en scène, auteur d’un essai sur Bataille et de textes qui, dit-il, s’apparentent à des « épopées », Christophe Fiat se lance ici dans une entreprise originale : raconter sa vie. Nulle ironie de ma part : si l’autofiction et les auto… de toutes sortes ont encore, à l’évidence, de beaux jours devant eux, notre écrivain se distingue par la fausse naïveté et la vraie radicalité d’un choix redoutablement efficace : la juxtaposition. De cette vie qu’il prend dès l’enfance et ne quitte que bien engagée dans l’âge adulte, il nous donne de rapides tableaux ostensiblement successifs, qu’inaugurent des « Puis… » ou des « Après… ».

     

    Dans cet usage, sur fond de continuité chronologique, de la rupture et de la saccade, faut-il voir un écho du bégaiement dont le futur poète a souffert à l’âge tendre, et dont il tire par ailleurs des effets assez désopilants ? ou le signe d’un tropisme décidément poétique, qui l’inciterait à miser sur les blancs et les silences plus que sur les enchaînements ? Toujours est-il qu’on retrouve le procédé au niveau de la phrase, où il fonde un rythme et contribue à restituer les souvenirs et les sensations dans leur fraîcheur : « Et hop je voyais le câble qui se détachait et le planeur qui partait dans une direction et le petit avion dans une autre et nous allions nous baigner ou manger une glace à deux boules, citron pistache ». Il a aussi pour conséquence naturelle les passages dialogués et, de façon générale, le penchant à l’oralité : « Eh bien Jill, oui elle, eh bien, elle se transforme, disons, elle se métamorphose, oui c’est le mot, elle se métamorphose en Dame blanche ! »

     

    « Si c’était en poudre… »

     

    Tout cela convient à l’évocation de l’enfance, aux émerveillements et aux perplexités de l’enfance, où chaque événement se détache dans une éblouissante nouveauté. L’enfance de Christophe Fiat se situe dans un temps où on fume encore des Gauloises et où, déjà, on doit préciser qu’elles sont « brunes ». À part ça, il est étonnant à quel point le début des années 1970 ressemble dans ses souvenirs à ceux que d’autres peuvent avoir du début des années 1960 : on lit La Guerre des boutons, on s’enthousiasme pour Ben-Hur, on éprouve un mélange d’effroi et d’émoi à entendre les grands parler de « la traite des Blanches »… Puis, c’est l’adolescence, on écoute Neil Young, on va à des « boums ». Quelques années de plus, voilà qu’on rêve au Saint-Germain-des-Prés de Sartre, avant de se mettre à lire Heidegger et Derrida.

     

    Entre-temps il y a eu la découverte du sexe, évidemment (« La nature n’est pas bien faite. Si c’était en poudre, ce serait plus facile de se masturber quand on veut et où on veut »). Très vite après la lecture d’Orgie extraconjugale, un roman-photo, et le visionnage de quelques films de Marc Dorcel, commence un étourdissant défilé de jeunes femmes, qui se poursuivra jusqu’à la dernière page. Et puis, bien sûr, il y a les débuts de l’écrivain — ou, plutôt, du poète : « Je voudrais juste pouvoir mettre dans des phrases des pensées et des émotions et que ça aille vite avec des syncopes et des discordances, des césures, des points, des virgules… »

     

    Adolescence toujours

     

    Ça se passe à Besançon, où, comme dit, sans craindre le poncif, la quatrième de couverture, « c’est la vie de province ». Mais l’auteur en herbe lui-même ne rêve que de fuir « loin de la grisaille et des ragots de cette foutue ville natale », si bien que, dès que possible, comme dans un récit de formation du XIXe siècle, il ira à Paris.

     

    Récit de formation ? Bien sûr, voir le titre de ce livre sous-titré « roman », dont l’auteur-narrateur ne craint pas d’inventer et de le dire ­— « Ce n’est même pas un mensonge, c’est juste un épisode que j’ai imaginé ». D’ailleurs cette vie qu’il nous conte baigne, si on y regarde de près, dans une atmosphère curieusement mêlée de fantastique : d’étranges prédictions sont délivrées au héros et se révèlent exactes ; une Dame blanche (voir plus haut) vient régulièrement le visiter, comme dans les contes ; un certain docteur Moody joue à distance un rôle mystérieux, comme dans les livres d’aventures.

     

    Reste que tout ça passe moins bien une fois franchies, assez tôt dans le livre, les bornes officielles de l’âge adulte. Malgré l’humour et le second degré présumé, le name-dropping, l’évocation naïvement faraude des invitations à lire ses poèmes ici et là sonnent comme du snobisme authentique. Et puis citer à tout bout de champ lesdits poèmes, avec leurs « rimes », qui « claquent », est-ce vraiment une bonne idée ?... « Le ciel est tellement bleu / Qu’on dirait un poster / Ça en fait mal aux yeux / Ça en fait mal aux nerfs » ; « Les oiseaux chantent / Et mon esprit débloque / Comme si ma vie était trop lente / Pour assurer le choc »… ?

     

    Mais c’est toujours l’adolescence ! On n’avait pas compris : Christophe Fiat nous raconte son enfance, puis une adolescence d’autant plus hypertrophiée qu’elle n’a jamais pris fin. Il y est toujours. Encore un tour de la Dame blanche… Il l’assume, et c’est une autre originalité dans sa vie et dans le récit qu’il en fait.

     

    P. A.

     

    Illustration : Besançon

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