• Il y aurait la petite histoire, Elsa Jonquet-Kornberg (Inculte)

    photo Pierre AhnneCe court premier roman est bien un court roman. La quatrième de couverture a raison, une fois n’est pas coutume, de le dire, même si la longueur (moins de quatre-vingts pages), le petit nombre des personnages essentiels, le caractère simple et resserré de l’intrigue évoquent d’abord la Novelle, telle que l’a illustrée Schnitzler, dont on retrouve ici quelquefois les accents.

     

    Mais il y a dans cette « petite histoire » un art du faire venir qui est typique du romanesque : la temporalité est bien celle du roman, effet d’un déploiement progressif, en quatre parties recouvrant trois étapes. La première se situe en ville. Dans un café, Armand rencontre Esther. Il a l’âge d’être grand-père d’une jeune Hélène, qui fugue, fume, se fait renvoyer du lycée, bref, tourne mal. Elle, Esther, est la fille d’un « écrivain taiseux », que, jadis, Armand a engagé dans son entreprise de conseil en management pour animer des ateliers d’écriture. À cette époque-là, elle avait l’âge d’Hélène et le même genre de comportements. Devenue, quoique toujours jeune, adulte et, de surcroît, traductrice, elle devrait être de bon conseil, mettre en langage clair un cas incompréhensible pour l’aïeul déboussolé. Ce ne sera pas le cas.

     

    Trois femmes

     

    La deuxième étape nous transporte dans une forêt. On y organise des battues, à la recherche, encore, d’Hélène, laquelle a disparu de l’internat provincial où on avait cru la mettre à l’abri. On finira par la trouver, pour un dénouement de tragédie, qui ouvre curieusement sur un troisième volet mêlant les décors des deux précédents ; le temps s’y élargit, la société y déploie les rituels auxquels elle se livre quand une jeune fille meurt tragiquement. Mais on y accompagne surtout le deuil du grand-père.

     

    Ce prolongement une fois comblée l’attente du lecteur, l’étrange flottement qu’il installe, tout en inscrivant décidément le récit dans un temps d’au-delà la nouvelle, achève de lui donner un caractère énigmatique. Quel est le sujet ? En tout cas pas le drame de l’adolescence égarée : la romancière tourne tranquillement le dos à toute forme de pathétique comme de questionnement sociétal. Le sujet, ce serait Armand ? Si l’on veut… Trois femmes habitent son histoire : Hélène, bien sûr, sa petite-fille, qu’il n’a su ni comprendre ni préserver ; Esther, qu’il n’aura rencontrée qu’une fois mais qui n’en finit pas de revenir le hanter ; la « petite Italienne », connue quand elle et lui avaient quinze ans, disparue aussitôt, et dont la rencontre d’Esther a mystérieusement ranimé le souvenir.

     

    Trois femmes en fuite, qui refusent de correspondre aux expressions toutes faites comme celles qu’Armand, essayant de décrire à Esther ou de cerner lui-même sa petite-fille insaisissable, se répète : « champignons, joints, faire le mur », « bois, enfance, sauvagerie, couteaux »… Devant Esther, il espérait « bien choisir ses mots » et entendre à son tour des paroles éclairantes. Mais à force d’être répétés, les mots « ne recouvr[ent] plus rien ». Et Esther, à la question « Comment faire pour être certain qu’elle n’aille pas trop loin ? », répond : « Mais on ne peut pas ! »

     

    « Je suis sans fin »

     

    Formule qui résonne au-delà du cas d’Hélène. « Les choses [sont] hermétiques ». Retourné errer dans les bois où la jeune fille a disparu, Armand « voudrait savoir disposer les mots pour décrire cette chose qui habite le monde et dont il sent l’écho profond en lui ». Mais les mots font défaut. Aux limites du langage, il y a un mystère, qui est au cœur de ce bizarrement ambitieux petit roman : comment l’approcher par les mots, justement ? Elsa Jonquet-Kornberg use de la fausse limpidité, dispose ici et là des motifs qui, en se répétant, prennent force de symboles indéchiffrables : le chignon d’Esther, flottant « au sommet de son crâne, comme une couronne désinvolte » ; un bouquet, comme chez Hugo, « de bruyère mauve et de houx » ; des feuilles mortes « chuintant sous [les] pas ».

     

    Car si la ville, où Armand poursuivra en vain une Esther devenue à son tour fantomatique, peut être un des lieux où le mystère se laisse entrevoir, il fait surtout sentir sa présence dans la forêt, où, appelant Hélène, on croit par moment appeler, comme dans une fable de l’Antiquité, « un dieu qui [saurait] où elle se cach[e] ». Où un cerf surgit, quelquefois, « portant lentement ses bois immenses » et semblant dire : « C’est moi. Je n’ai pas de commencement. Je suis sans fin »… À sa manière insidieuse et tranquille, Elsa Jonquet-Kornberg nous a emmenés bien loin des faits divers et du conflit entre les générations.

     

    P. A.

     

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