• L’Affaire Rachel, Caroline O’Donoghue, traduit de l’anglais par Sylvie Doizelet (Mercure de France)

    www.triceas.topAu début, on croit être dans un de ces ouvrages anglo-saxons écrits généralement par des femmes et contant, sur un ton enjoué, les aventures sentimentales de jeunes femmes modernes, qu’on ne lit jamais. La référence explicite à Maeve Binchy fournira peut-être, même si elle nécessite des recherches complémentaires, une indication plus précise…

     

    Mais bien des allusions nécessiteraient des recherches, dans ce livre que la traductrice (laquelle croit, par ailleurs, qu’on extorque quelqu’un) ne juge pas utile d’éclairer de notes. En l’état, on a souvent l’impression de devoir déchiffrer une langue étrangère : « Une de ces filles à pédés ? comme dans Will et Grace ? » ; « C’était avant le règne de Benedict Cumberbatch sur la BBC » ; « Son style se trouvait quelque part entre celui d’une maîtresse d’école et celui de Daphne dans Scooby-Doo »… Pour suivre, mieux vaut, à l’évidence, comme Rachel et Caroline O’Donoghue, être né en 1990 et en Irlande, plus précisément, s’il est possible, à Cork.

     

    Économie, chaussures, cunnilingus

     

    Que le roman, dans l’espoir probable d’une adaptation sous forme de série télévisée, compte environ trois cent cinquante pages pourrait être un facteur supplémentaire de découragement. Pourtant… Au bout d’un moment, on se rend compte qu’on est en train de les lire, les trois cent cinquante pages. Et même avec un certain appétit. Celui-ci n’est pas tant aiguisé par la peinture d’une époque dont l’écrivaine irlandaise est censée ressaisir « l’ambiance » – l’Irlande en 2010, dont l’économie « se port[e] mal, pas un mal normal, mais un mal corrompu » et où les femmes, pour avorter, doivent avoir les moyens de se rendre en Angleterre.  L’humour, réel, mais un peu omniprésent, ne suffirait pas non plus à nourrir le lecteur, malgré certaines notations d’une assez réjouissante loufoquerie : « Ce [baiser] fut comme trouver votre paire de chaussures préférées sous le lit » ; « Je n’avais rien lu du tout sur le traumatisme lié au fait que votre professeur d’anglais décide ne pas vous baiser ».

     

    La liberté de ton, on le voit cependant, règne (« Je m’en voulais tellement de ne pas apprécier le cuni davantage »), et tout cela participe, l’un dans l’autre, de la vivacité et de la précision indéniables des descriptions du quotidien, dans un livre où, longtemps, il semble ne pas se passer grand-chose. Rachel Murray et James Devlin ont vingt ans et travaillent tous deux dans la même librairie de Cork. Ils deviennent amis, puis colocataires – fêtes, alcool, fous rires et pauvreté. Il est gay, elle est hétéro, et amoureuse de son prof à la fac, Fred. C’est pourtant avec James que Fred couchera, tandis que Rachel découvre la passion près d’un autre James (Carey).

     

    Quatre couples plus un

     

    Grâce à Fred, Rachel fait un stage auprès de Deanie, éditrice, et épouse de l’enseignant. Quand cette dernière a des soupçons quant à la conduite de son mari, sur qui, à votre avis, se porteront-ils ?... Tous les détails lâchés jusque-là négligemment s’organisent soudain et trouvent leur nécessité narrative. L’affaire Rachel éclate, dont Rachel, devenue journaliste comme Caroline O’Donoghue, écrit le récit dix ans plus tard à Londres : une affaire de faux adultère, qui en cachait un vrai et fait le malheur de cinq personnes.

     

    Une histoire de couples dont aucun n’est un couple à part entière. Il y a Fred et Deanie, bien sûr, mais leur relation est fondée sur le secret et le mensonge. Il y a Fred et Rachel, mais c’est un couple fictif. Il y a Fred et James Devlin, mais Fred, qui « préfèr[e] être un professeur abuseur et corrompu plutôt que d’être [ouvertement] bisexuel », n’aura été, dans la vie de son amant comme dans celle de Rachel, qu’un « touriste ».

     

    Il y a Rachel et James Carey, l’hétéro. Mais « la seule personne dont l’opinion compte » pour Rachel, c’est James Devlin, le gay : « Tu avais l’air de t’en foutre d’avoir un petit ami. Tu avais déjà un James », dira plus tard le premier, à propos du second, à la troisième. La véritable histoire d'amour, même si, genre littéraire oblige, l’héroïne-narratrice finira heureusement mariée, est sans doute là : l’histoire de deux êtres qui n’ont pas de secrets l’un pour l’autre, ne peuvent se passer l’un de l’autre, dorment ensemble, partagent tout – sauf le sexe.

     

    Et si c’était pour cela que les liens entre eux sont si forts ? La modernité et l’intensité du roman résident dans l’adroite imbrication de relations toutes atypiques. Histoire de genres ? Pas vraiment. Mais roman d’amour authentiquement contemporain, d’un temps où personne ne parvient plus vraiment à se conformer à des modèles pourtant toujours dominants, où chacun doit se bricoler une relation qui cloche, et, justement pour cette raison, ouvre un espace possible à la vérité des sentiments. Tel est, dans ce livre, la véritable peinture d’époque. Non pas l’année 2010, qui paraît si lointaine aux trentenaires Rachel et Caroline O’Donoghue, mais – encore aujourd’hui – la nôtre.

     

    P. A.

     

     Illustration : Cork

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