• L’Apocalypse heureuse, Stéphane Lambert (Arléa)

    www.easyvoyage.comDepuis des années déjà, Stéphane Lambert invente une manière spéciale de parler de la peinture (1). Comment s’étonner que, dans ce livre où il annonce revenir « sur les dégâts occasionnés par le silence de [ses] parents et leur séparation », il inaugure une manière spéciale de parler de soi ?

     

    Elle se caractérise d’abord par un choix radical : ne pas raconter. Ou, en tout cas, ne pas se laisser porter et emporter par le flux du récit. Le « silence », c’est celui que ses parents ont gardé lorsque furent révélés les abus qu’il avait subis, enfant, de la part d’un ami de la famille — événement à l’origine d’un premier roman, Charlot aime monsieur (republié en 2015 par Espace Nord). À la différence de Christine Angot, qui ne cesse d’interroger et de fouiller le souvenir des moindres gestes (2), le narrateur installe ici dans les premières pages le traumatisme inaugural comme un trou noir autour duquel toute la vie se déploie dans un enchevêtrement qui défie la chronologie. Plutôt que les étapes d’une narration, nous avons des blocs de discours où la construction d’ensemble se dérobe, pour n’apparaître qu’après coup.

     

    Cataclysmes

     

    Une première partie, centrée sur la figure maternelle, est structurée selon un va-et-vient entre deux pôles, l’un ancré dans le passé, l’autre appartenant à la vie adulte : se rendant régulièrement chez un « thérapeute », celui qui parle ici se voit ramené dans le quartier où il habitait avec ses parents, et, hasard encore plus incroyable, dans l’immeuble même où vivait et vit peut-être encore le prédateur de son enfance ; en contrepoint à l’évocation de ces visites revient obsessionnellement l’image du « camion de déménagement » faisant « marche arrière » pour emporter le jeune Stéphane, son frère et sa mère loin d’un père désespéré. De ces allers-retours entre passé et présent émergent les images fragmentaires d’une enfance en morceaux et d’une adolescence chaotique.

     

    La seconde partie s’organise autour d’un récit du déclin puis de la mort du père, avec, en alternance, les images d’un séjour solitaire à Amorgos, dans les Cyclades, où l’auteur (ou son double) croira surmonter, grâce à la rencontre d’un certain Juan, la rupture en train de s’accomplir avec Jan, son compagnon de longue date. Une triple crise (le père, le nouvel amour, la séparation), vient se superposer à la triple crise de jadis (les viols, le divorce des parents, les troubles de l’adolescence). Tout cela sur les lieux d’anciens cataclysmes, où saint Jean, prétend-on, aurait écrit son Apocalypse.

     

    Entre le monde et soi

     

    On le voit, une structure rigoureuse, complexe et savante. Maintenue dans l’ombre par la première place laissée à ce qu’il faut bien appeler d’un mot emprunté au vocabulaire de la psychanalyse : le travail. Travail, d’abord, de la mémoire, tendue dans un impressionnant effort pour y voir clair — distinguer, ou construire, un sens (« Je vais me rapprocher enfin de ce que je suis et que je fuis depuis toujours »). Effort qui ne s’apparente en rien à une reconstitution rationalisante : ce que nous voyons s’accomplir, c’est un cheminement à l’intérieur de soi (« Au rythme de la traversée, la pesanteur de l’ombre s’estompait »), où l’écriture elle-même devient thérapie, avec ses tâtonnements, ses répétitions, ses quasi-maladresses voulues.

     

    Car il s’agit de rien de moins que l’inversion d’un certain rapport à soi et au monde. « Dès lors que le non-sens de l’existence m’était apparu, le quotidien avait pris la forme d’une comédie à laquelle il fallait faire semblant de croire »… « Le non-sens de l’existence » : c’est dit, et cette découverte, notre auteur affirme l’avoir faite très tôt. Chez Lambert, tout est, d’emblée, métaphysique. Et la vision de l’écriture qu’il déploie ici présente de saisissantes parentés avec celle qu’ailleurs il explique avoir de la peinture. Pour lui, le tableau, on le sait, est un point de passage, entre soi et les autres comme entre la surface des choses et le fond de l’être. Quand, travaillant à la rédaction de son livre, il s’interroge sur « cette contrainte qui [l’]oblige à mettre entre le monde et [lui] une distance continuelle », il place l’écriture dans une situation de médiation différente, mais comparable. Et en ajoutant qu’elle est sans doute venue « se loger dans l’espace » d’une distance préexistante, il lui confère une fonction double et réversible : refuge, « rempart contre le sentiment de dislocation », elle peut aussi, en l’explorant, ouvrir l’accès à un au-delà que l’auteur résume par ces simples mots : « J’allais vivre ». L’apocalypse, alors, peut changer de sens et devenir « heureuse ».

     

    P. A.

     

    (1) Voir ici et

    (2) Voir ici

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